ART | CRITIQUE

Berlin-Paris 2010 РUn ̩change de galeries

Pg_DanskMobel16MichAnastassiades03b
@19 Fév 2010

A l’occasion du deuxième échange Berlin-Paris, la galeriste allemande Esther Schipper présente chez Nathalie Obadia les travaux récents de trois de ses artistes : Matti Braun, Nathan Carter et Gabriel Kuri. Malgré des divergences thématiques, c’est un même jeu de décalages qui s’opère entre apparences et références des pièces exposées.

Plutôt qu’une véritable exposition collective, ce sont trois expositions individuelles qu’Esther Schipper déploie à la galerie Nathalie Obadia (tandis que les artistes Martin Barré et Jorge Queiroz sont présentés à Berlin jusqu’au 19 mars): les espaces dévolus à chaque artiste s’y intercalent sans jamais s’entremêler.

Avec sa série de batiks, Matti Braun s’empare d’un procédé millénaire d’impression sur tissu afin de servir, sans originalité excessive, une réflexion sur «les migrations et les transferts» au sein d’un monde globalisé — selon les mots d’Esther Schipper.
Au-delà de ce thème de l’interculturalité, il est curieux d’observer la tension récurrente entre techniques traditionnelles et motifs plus modernes, comme sur la grande tapisserie à l’entrée de l’exposition dont les stries noires et blanches mêlent design Bauhaus et abstraction géométrique (parenté plus visible encore sur les batiks tendus sur châssis).
Ce contraste se retrouve d’ailleurs sur d’anonymes pièces de verre soufflé aux formes minimalistes autant que dans un ensemble de trois «tableaux» où Matti Braun a soigneusement épinglé des papillons sur une toile de soie: il joue là du décalage entre une matière organique, délicate, et son utilisation comme simple motif sériel.

Avec moins d’austérité, Nathan Carter dévoile également deux séries de travaux récents: des collages protéiformes d’une part, et des sculptures aux allures de mobiles d’autre part, où l’on peut repérer à loisir l’influence de Calder, Miró, Matisse, etc.
Mais si Nathan Carter puise dans le vocabulaire formel de l’art du XXe siècle, les références, elles, sont toutes autres: la fantaisie ludique des titres (par exemple : The Antennae Broke Up So We Had To Mac Gyver One Up Before The Transmission Clicked Over) renseigne mieux la démarche de l’artiste, à savoir un détournement de la forme du réseau et de sa fonction communicationnelle.
Car les quasi mobiles de Nathan Carter sont autant de petites antennes dont les couleurs vives et l’assemblage artisanal semblent se moquer de leurs semblables high tech. Les fils de fer et les lignes de crayon noir opèrent des mises en relation incongrues, héritières du collage surréaliste, entre photos de bâtiments et de véhicules insolites, morceaux de plastique et de verre, bribes de phrases incompréhensibles et papiers découpés.
Les réseaux déviants de Nathan Carter préfèrent résolument le labyrinthique et le non-sens à la fluidité et à l’informatif.

Moins séduisant sans doute, mais plus ambitieux et plus radical, Gabriel Kuri expose une demi-douzaine de pièces autour d’un même principe : ses sculptures aux formes sobres et régulières dissimulent avec plus ou moins de discrétion de petits objets récupérés (canettes, tickets, mégots, etc.).
Gabriel Kuri reprend là aussi un geste surréaliste (une image peut en cacher une autre) mais le ramène à une dimension plus triviale, plus politique aussi, dans une logique proche cette fois de l’Arte Povera.
Alors que la galerie présente ce travail comme «une recontextualisation des produits issus de notre société de consommation», on peut se demander si ce ne sont pas à l’inverse ces détritus qui recontextualisent l’œuvre d’art: les mégots coincés dans les interstices de Untitled (L R butts) semblent vouloir bousculer l’ordonnance des plaques de marbre, comme pour faire surgir des morceaux de réalité brute dans le cadre aseptisé de la galerie d’art.

Mais ce serait encore trop simple: Gabriel Kuri brouille en fait constamment, par une série de légères variations, la démarcation entre matériaux nobles et matériaux pauvres. Dans The Distance Between Producer And Consumer, les fragments de savons apparaissent ainsi comme des éclats d’agate colorés tandis que le discret socle noir n’est en réalité qu’une vulgaire poubelle.
Cette inversion du principe initial est en fait récurrente, quand l’objet de «récupération» se révèle être un billet de cinq euros invisible au premier abord, quand on apprend que les grandes plaques de marbre elles-mêmes sont des pièces achetées d’occasion, ou encore lorsqu’on s’approche d’un Self Portrait As Contention And Flow Chart pour découvrir que sa couleur or n’est que le revêtement kitsch d’un morceau de toile isolante.
Plus qu’une confrontation de l’art et du quotidien, de l’œuvre et du déchet, c’est une interpénétration des matériaux, où le vulgaire et le précieux deviennent indiscernables.

Mais c’est aussi une série de contrepieds sur le thème du consumérisme, dans la lignée de ses œuvres précédentes, notamment ses photos de restes de repas. Ces tickets de parking, rouleaux de papiers, canettes ou morceaux de savon semblent ici contaminer l’objet tout entier, le marquer de leur statut de consommables. Voilà toute l’ironie du Self Portrait auquel pendent un sac plastique et une bouteille remplis d’alcool: ramenant la figure de l’artiste à celle du travailleur-consommateur, Gabriel Kuri réintègre avec un certain cynisme le monde de l’art dans la logique utilitaire et productive de «l’extérieur».

Ces caractéristiques du travail de Gabriel Kuri sont paradoxalement ce qui peut servir de lien entre les trois artistes présentés chez Nathalie Obadia: une politique du collage, au sens large — un mixage entre fini industriel, minutie artisanale et débris informes. Se confrontant aussi bien à l’héritage moderniste qu’aux mondes «autres», mondes exotiques ou infra-mondes, Matti Braun, Nathan Carter et Gabriel Kuri font advenir (avec plus ou moins de réussite) des œuvres indéterminées, des objets à l’identité problématique, d’où surgissent certes des bribes de réalités, mais triviales ou consommées, décontextualisées ou infonctionnelles.

Toutefois ce flottement identitaire de l’objet a parfois le défaut, par manque de vigueur, d’apparaître moins comme un discours esthétique ambitieux que comme l’effet hésitant d’une série de recherches un peu trop formelles, voire simplement décoratives.

Liste des Å“uvres
— Matti Braun, Untitled, 2010. Coton et peinture.
— Matti Braun, Ohne Titel, 2009 n°2. Batik, cadre. 58,5 x 49 x 3,4 cm.
— Matti Braun, A, 2009. Papillons, soie, bois, verre.
— Matti Braun, Ohne Titel, 2009. Verre noir. 25 x 15 cm.
— Nathan Carter, Cam Ranh Radio Relay, 2010. Bois, acier, verre, peinture acrylique. 144 x 65 x 59 cm.
— Nathan Carter, Handmade Short Wave Radio Reflector Found Near Kristiansand Norsk, 2010. Acier, peinture acrylique. 107 x 94 x 10 cm.
— Nathan Carter, The Antennae Broke Up So We Had To Mac Gyver One Up Before The Transmission Clicked Over, 2006. Collage sur papier, crayon, peinture acrylique. 103 x 133 cm.
— Gabriel Kuri, Two Arrested Clouds, 2010. Rocs, papier. 30 x 160 x 60 cm.
— Gabriel Kuri, Self Portrait As A Contention And Flow Chart, 2009. Toile isolante, deux bouteilles de plastique, fil, liquide non identifié.
— Gabriel Kuri, The Distance Between Producer And Consumer Aug 10, 2008. Corbeilles, sable, savon.
— Gabriel Kuri, Untitled (fiver), 2009. Trois plaques de marbre, billet de banque de 5 euros. 170 x 120 x 50 cm.

AUTRES EVENEMENTS ART