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Berger&Berger

Céline Piettre. Vous travaillez ensemble depuis 2006. Qu’est-ce qui est à l’origine de votre association ?
Cyrille Berger. Notre collaboration a débuté avec le projet de cinéma préfabriqué pour le Théâtre de Dijon. Á partir de là, les commandes se sont enchaînées assez rapidement avec Blinder Berg, une salle d’opéra temporaire (2007-2009, Munich) puis l’Atelier 0 pour le Cent quatre (2008), même si ce dernier projet reste en suspens. On espère encore de dégager un budget pour le réaliser.

Dernièrement, Berger&Berger a été couronné d’un prix…
Laurent P. Berger. Oui, le prix des « NAJAP », Les Nouveaux albums des jeunes architectes et des paysagistes, reçu en mars 2008. Il s’agit d’un concours organisé par le ministère de la Culture qui récompense l’ensemble du travail de jeunes architectes de moins de 35 ans. Les 20 lauréats, dont nous faisons partie, sont présentés actuellement à la Cité de l’Architecture, à Paris.

Vous avez chacun des formations et des compétences différentes. Quelle personnalité artistique va prendre votre résidence au Cent Quatre : architecture, design ?
Laurent P. Berger. Ce projet n’a pas d’identité précise, il est au croisement entre l’architecture, le design, les arts plastiques. Notre pratique est influencée par tous ces univers. L’enjeu est avant tout de produire des scénarios et de mettre en place une relation avec un public.

Cyrille Berger. Il s’agit surtout d’élaborer des stratégies, même si, pour y aboutir, nous empruntons leurs formes à l’architecture et à la scénographie. Mais ce n’est pas vraiment là qu’est l’intérêt…

Votre travail en commun est-il sous-tendu par une démarche particulière ?
Cyrille Berger. C’est difficile de se définir alors que nous ne sommes encore qu’au tout début de notre collaboration.  Pour l’instant, on crée des univers, des installations. Nos projets sont aussi liés aux commandes, et ces commandes, qui sont elles mêmes dépendantes d’un contexte, d’un champ spécifique, définissent progressivement notre identité.

Ces contextes, dont vous parlez, sont souvent ceux du spectacle vivant : le Théâtre de Dijon, le festival d’Avignon, et désormais le Cent Quatre. D’où vient cet intérêt pour les univers de la représentation ? 
Laurent P. Berger. Dans notre travail, nous accordons beaucoup d’importance à la fiction, à la narration. Il est toujours question d’un rapport au temps réel — immédiat — au corps et au public.

Cyrille Berger. En tout cas, une liberté a été trouvée dans ces choix là, une liberté formelle…

Laurent P. Berger. Oui, le champ du théâtre est plus ouvert. Quand j’ai travaillé avec Robert Cantarella pour le Théâtre de Dijon, sur le projet du cinéma préfabriqué, il n’attendait pas de moi la conception d’une scénographie conventionnelle, en tant qu’illustration littérale d’un texte, mais d’abord une mise en relation avec un public.

Peut-on parler d’un positionnement critique vis-à-vis du monde de la scène ?

Cyrille Berger. En quelque sorte. Tout le travail de Laurent est un questionnement sur ce qu’est une production d’espace dans le champ du théâtre. Le projet Les Feuillets d’Hypnos par exemple,  réalisé pour le festival d’Avignon 2007, superpose un lieu d’habitation, où les gens vivent, à un lieu de représentation traditionnel. De là découle une réflexion sur l’essence même du spectacle, son rapport au réel.

Dans le cadre de cette résidence, quelle est votre approche du Cent quatre ? 
Laurent P. Berger. Quand on a traversé le Cent quatre pour la première fois, on s’est aperçu que la physionomie du bâtiment impliquait un usage assez unique des espaces : on trouve des salles pour le spectacle, un secteur réservé aux ateliers, un autre aux activités commerciales etc. Finalement, le lieu nous apparaissait comme relativement cloisonné, peu flexible. Et comme il nous semblait impossible de combler cette lacune, on a décidé de parasiter ces usages par une série d’architecture…

Cyrille Berger. … les saturer aussi, étant donné que le bâtiment contient déjà beaucoup de programmes.

Laurent P . Berger. Au Cent Quatre, tout est très hiérarchisé, très compartimenté. Il y a une répartition stricte des activités. L’organisation du bâtiment répond à un parcours préétabli, chaque lieu s’apparente à une fonction. Notre ambition est donc d’y introduire des usages a priori inattendus, des usages qui vont désamorcer la question du travail et de l’espace public. L’idée est de donner à ce lieu de production, de commercialisation et d’exposition des espaces d’attente, voire de non usage.

Avec un scénario de départ ?
Cyrille Berger. L’idée est de développer un programme très rudimentaire, basé sur des fonctions élémentaires comme le sommeil, la pratique sexuelle…

Laurent P. Berger. Ainsi, la dimension privée s’infiltre dans l’espace public. On questionne le rapport de l’intime — la chambre, la cuisine — à la masse. Ça va donner une sorte de cartographie inversée du bâtiment…

Comme un contrepoint à l’architecture existante ?
Laurent P. Berger. Oui, à la fois dans la taille des projets — on va produire une série de petites architectures — et dans les typologies d’usage choisies. 

Le premier projet, Dr Jekyll and Mr Mouse, sera visible dès l’inauguration. Où va-t-il être présenté ?

Laurent P. Berger. Dans une salle, pour l’inauguration, puis dans la grande Halle Aubervilliers. Au départ, il était question de s’inscrire dans le quartier. On avait prévu d’occuper une dent creuse, une friche urbaine comme il en reste peu dans le XIXe arrondissement et qui sert à l’occasion de place de deal… L’objet, telle une verrue, aurait attiré l’attention sur la réalité urbaine et sociale de cet endroit assez beau…

Laurent P. Berger. Il est vrai que cet emplacement aurait eu une portée sociologique intéressante, étant l’un des derniers espaces non éclairés — où l’on peut encore s’adonner à la consommation de drogue —, l’un des derniers espaces non filmés, non contrôlés du quartier… Et aussi proposer une architecture singulière dans un environnement urbain très globalisé. Mais il a fallu annuler pour des raisons d’intendance, de sécurité etc.

A quoi ressemble t-il ?
Laurent P. Berger. Il s’agit plus d’un espace de circulation que d’une construction en tant que telle. Une sorte d’architecture poreuse, composée de trois cercles concentriques de taille croissante supportant chacun une rangée de tubes fluorescents. 

Cyrille Berger. C’est un objet, très polluant, qui consomme beaucoup d’énergie en produisant une forte intensité lumineuse. Pour qu’il soit visible, il faut éteindre l’environnement alentour. Outre un questionnement purement écologique, la présence de Dr Jekyll and Mr Mouse induit ainsi une réflexion sur la façon dont on qualifie l’espace urbain par l’éclairage.

Laurent P. Berger. Quand on entre dans cet objet, on disparaît aux yeux des autres. A l’inverse, l’environnement extérieur est surexposé… Il y a donc aussi l’idée d’une machine à faire disparaître, d’une architecture fictionnelle. Un auteur, Yves Tenret, a écrit une petite fiction de 5 pages autour du projet, entre le roman de gare et de la SF, la littérature de Poe et celle de Lovecraft. De manière générale, tous nos projets pour le Cent quatre seront accompagnés par un texte, que l’on présentera par une lecture dans la dernière semaine de notre résidence.

Comment est né ce désir d’associer un texte à vos architectures ?

Cyrille Berger. Ce qui nous intéresse, là encore, dans l’idée de commander des fictions, c’est de ne pas s’attacher uniquement à des questions de forme et de design mais à des usages. Comme si l’on pouvait raconter l’architecture sans faire appel à des plans, à des maquettes…

Laurent P. Berger. Il s’agit de participer avant tout à la fictionnalisation de nos architectures, de leur inventer un mythe avant même qu’elles existent. Et c’est par cette transmission là, par ces textes, que l’on va produire quelque chose qui sera de l’ordre du cinéma, du récit… et qui déplace encore une fois le regard sur l’objet. Ce cycle s’appelle, non sans raison, The Prophecy…

Pouvez vous nous en dire plus sur cette « Île paradisiaque est un paysage artificiel », qui donne son nom à votre résidence ?
Cyrille Berger. C’est un titre énigmatique, poétique. Mais il renvoie aussi aux utopies dans l’architecture du XXe siècle, à ces théories savantes — et parfois brillantes — qui sont érigées en vérités universelles. C’est une tendance propre à notre discipline ; une façon pour nous d’en critiquer gentiment la prétention et/ou la naïveté.

Des comptes à régler avec les tendances fortes de l’architecture du XXe siècle ? Comme le fonctionnalisme par exemple…
Cyrille Berger. L’enjeu de notre travail est de produire, en passant par des scénarios élémentaires, des qualités spatiales plus que des fonctions, comme l’a formalisé Louis Kahn. On est dans de l’architecture défonctionnalisée, proche de celle d’Andréa Branzi. Pour une « Île », les usages des objets seront ce qu’on a pu projeter mais pas forcément. Les scénarios sont pour nous des prétextes à produire de l’espace et on ne tient pas forcément à ce que le public suive strictement le protocole relatif à chacun de ces « pavillons » … Notre travail pose sincèrement la question de la modernité en architecture. Je prendrais l’exemple de Colbert qui demanda au Bernin ou le roi dormirait au Louvre, ce dernier lui répondit que c’était une question d’intendance… En ce sens là, on se situe davantage dans une post-modernité…

Ici, comme pour votre cinéma préfabriqué à Dijon, vous investissez un espace déjà construit, telle une architecture gigogne…
Cyrille Berger. […] une boite dans une boite, l’enjeu étant avant tout de fabriquer un objet autonome, d’autant plus que nous sommes, au Cent Quatre comme au Théâtre de Dijon, dans des productions pas forcément pérennes…

Vous semblez privilégier les objets temporaires et nomades (Cf. Atelier 0, non réalisé) ? Est-ce que ça correspond à une idéologie ?
Cyrille Berger. Pas vraiment. Mais dans nos réalisations, comme dans le travail personnel de Laurent avec Robert Cantarella, on produit des objets capables de se détacher de leur contexte. Là encore, c’est l’idée d’une architecture flexible, ouverte, indépendante du lieu qui l’accueille et de son protocole — et nous savons que les espaces de représentation, d’exhibition sont tous très codifiés…