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Beneath the surface

PPaul Brannac
@26 Sep 2011

Il est, parmi les créations humaines, des objets si directement symboliques, si immédiatement chargés d’un sens qui les débordent, qu’ils sont à l’artiste un écueil. Les phares sont de ces objets. Et l’on ne photographie ni ne filme un phare, non plus qu’une mer ou un arbre, sans s’effrayer d’abord d’ajouter à l’art de l’art et, par cet effet, d’araser tout sens.

Pour sa vidéo sobrement intitulée Lighthouse in the Sea of Time (2011), Zineb Sedira a arrangé une sorte de split screen sur fond noir: quatre écrans alternant vues nécessairement majestueuses des phares des côtes algériennes et délicats détails métaphysiques d’une présence humaine, d’un rouage en action ou bien d’une averse dégoulinant sur les carreaux.
Cela est si proprement filmé qu’on peut dire de ces images qu’elles sont belles, mais complaisamment belles. Il suffirait d’ajouter que la symphonie en quatre mouvements du fanal s’achève sur un fondu au noir pour deviner tout ce qu’ici cette complaisance veut dire.

Et lorsqu’à la fin de The Life of a Lighthouse Keeper, Zineb Sedira pose un long moment sa caméra parmi les dunes, la mer au lointain et le phare à tribord, et qu’elle décide au montage d’accélérer ce long moment, il n’est plus possible alors de ne pas songer aux procédés d’étal par lesquels Thalassa depuis trente ans assoupit en beauté ses téléspectateurs.

Pourtant, cet homme tout de même, avec lequel l’artiste dans ce reportage s’entretient, Karim Ourtemach, cet homme qui garde effectivement en lui le phare de Cap Sigli, et voit en ce phare, en ce cap, le paradis, de sorte qu’il a comme en lui le paradis; cet homme qui chaque matin s’enferme dans sa chambre pour peindre et reste à l’affût, malgré l’enfermement, malgré la peinture, pour écouter le phare; ce peintre dont on ne nous montre aucune toile, cet homme tout de même appelle de sa bouche autre chose que des clichés à nos yeux.

Et si cet homme parle trop abondamment, et si ce solitaire — seul comme Nietzsche surplombant le chaos, les yeux cloués à l’horizon sous lequel la plénitude s’étend —, si décidément il y a dans cette vision par trop de majesté et qu’en l’occurrence l’artiste en le voyant s’en trouve comme submergée, eh bien qu’elle trouve en ses images ce qui l’a rendu muette, stupéfaite, atone, comme sous le coup de l’évidence, et qu’elle cherche sous la surface (ou bien s’attache elle-même à la ligne sur laquelle cette surface flotte, se suspende à ce flottement) et qu’enfin elle nous dise comment il se fait qu’un homme ait reçu pour lieu le paradis et que ce coin perdu, comme l’écrivit en y passant le poète Tahar Djaout, puisse être le centre du monde.

Un autre poète écrivait de «nos demeures» qu’elle «durent plus longtemps que nous-mêmes». Son poème était une élégie, et il n’est pas indifférent que Duino, où elle fut composée, ait bien l’allure d’un cap, et son château quelque peu celle d’un phare.

Aux traces du phare du Cap de Sigli, comme au monument lui-même, Zineb Sedira semble ne pas se fier assez. Elle ne fait pas confiance, par exemple, aux vieux registres des gardiens, qu’elle compulse dans Names Through Time, pour y lire le moment où, le 6 juillet 1962, les noms algériens se substituent définitivement aux noms français. Sa caméra appuie chaque plan, accuse chaque page, et démontre ce que pourtant le livre montre.

Peut-être, en réalité, que la juste distance du poète face au phare, face à l’homme qui le peuple, est celle où précisément il s’efface, et perd son vouloir, son art, et se confond avec l’objet, se perd en lui, et trouve alors, dans l’effroi de sa propre perte parmi les choses, les origines de l’élégie.

Oeuvres
— Zineb Sedira, Cap Caxine 1869, 2011. C-print, caisson lumineux. 80 x 120 cm
— Zineb Sedira, Cap Sigli 1905, 2011. C-print, caisson lumineux. 120 x 80 cm
— Zineb Sedira, Lighthouse in the Sea of Time, 2011. Film super 16 mm. 12 min 32 sec

 

 

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