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Bâtisseur visionnaire

PPhilippe Godin
@28 Mar 2012

Malgré un goût immodéré de la répétition, l’œuvre de Marcel Storr témoigne aussi d’une évolution stylistique très rare chez les outsiders. Cela traduit la libération progressive du travail de la main de la tutelle de l’œil. Une fois de plus, une création d’art brut joue les trouble-fête en questionnant les frontières indécises de ce type de création entre les «arts de la main» et l’art contemporain.

La thématique récurrente de la soixantaine de tableaux semble, au premier abord, relativement austère: un ensemble d’églises, de cathédrales et de mégapoles. L’accrochage suit l’ordre chronologique. Dans un premier temps, c’est une peinture purement «optique», dans laquelle le geste manuel est encore asservi au souci de «bien faire».

La première salle s’ouvre ainsi sur une dizaine d’églises de facture plutôt maladroite. Eglises encore sages, de modeste format, coloriées uniquement aux crayons de couleur et à la mine de plomb, (parfois aquarellés à l’encre). Seul un sentiment d’inquiétante étrangeté, sans doute du aux tonalités opaques des cieux ocres, témoigne qu’il ne s’agit pas d’art naïf !

Dans un second temps, la main du peintre se libère du respect des seules données visuelles. Les flèches de sa cathédrale deviennent démesurées. Elles requièrent alors un format en diptyque ou triptyque. Les dessins exécutés au crayon ou à l’encre gagnent en complexité. Sans doute imprégné des années d’après-guerre, Storr donne à ses cathédrales, tout à la fois la forme de gratte-ciel gothique et l’allure d’architectures totalitaires.
L’obsession du détail devient délirante. Une flèche atteint le gigantisme (un triptyque est composé d’un motif répété plus de 600 000 fois !) Pour contenir cette pulsion graphique des risques du chaos, l’artiste (cantonnier) semble cantonner son geste à l’ordre rassurant des seules lignes architecturales.

En 1964, Marcel Storr se marie. La verticalité sévère des plans est abandonnée au profit de lignes plus lyriques qui se brisent ou se courbent. Prises dans un devenir végétal et minéral, les basiliques perdent alors leur caractère sacré pour se «naturaliser» en d’étranges champignons de pierres ou de touffus palmiers de briques.

Enfin, dans la dernière période (1965-1971), la manualité emporte tout dans son délire graphique. L’œil affolé se perd alors dans la prolifération infinie des détails. Chaque centimètre carré devient un monde. C’est pour donner accès à ce deuxième niveau de lecture que permet difficilement la vision globale que les organisateurs de l’exposition ont subtilement intercalé une série d’agrandissements photographiques de certains détails. La dernière salle consacre ainsi une véritable apothéose picturale qui libère pleinement le coloriste et le dessinateur de tout contrôle visuel. Les peintures deviennent comme des tapisseries aux couleurs quasi-psychédéliques. Plus aucune trace d’architectures sacrées, mais des tours à perte de vue ! Des cités futuristes, vues de haut, reliées par des passerelles vertigineuses surmontant des jardins, des véhicules et des navires.

Marcel Storr ne puisait pas dans son imaginaire ni même dans son inconscient ces représentations délirantes. Peintre sans chevalet, il «devait dessiner assis et le carnet Canson ouvert sur la table de cuisine et pouvait donc facilement tourner sa feuille» raconte Laurent Danchin, commissaire de l’exposition. Le tableau n’est pas une fenêtre qui viendrait recueillir des données optiques quelconques, mais une surface sur laquelle s’imprime le geste de la main. Le dessin, d’une minutie sidérante, est exécuté avec des crayons à la pointe très fine et à la mine dure. D’où le sentiment d’avoir parfois affaire à des gravures.

Cette folie de la précision supplée également au peu de maîtrise de la perspective qui suppose une vision globale. D’où le vertige devant les étranges proportions des constructions. Il exécutait son travail en partant d’un angle et remplissait la feuille au fur et à mesure, sans avoir crayonné au préalable un tracé ou un contour général. Comme les miniaturistes ou les médiumniques, Storr avançait, le nez sur la feuille, sans véritable plan préconçu, sans aucun projet.

Marcel Storr refusa toujours obstinément jusqu’à sa mort en 1976, tout projet d’exposition comme toute idée de vente. L’art brut, disait Dubuffet, «déteste d’être reconnu et salué par son nom». Voulant échapper à tout regard critique, ces artistes autodidactes n’ont d’autres solutions que de pratiquer leur art clandestinement. Ils fuient la communication comme la peste à l’inverse des créateurs contemporains qui sont, pour la plupart, essentiellement des communicants.

Etrange ironie alors, que le succès étonnant de cette exposition pour un artiste qui ne supportait pas d’exposer le moindre de ses dessins…Mais, a contrario, on comprend mieux pourquoi si peu d’expositions peuvent se flatter de susciter un tel enthousiasme spontané ! Alors que l’art contemporain reste majoritairement incompréhensible pour «l’homme du commun», cette œuvre parle immédiatement à tous. Le «spectateur émancipé», des notes et avertissements encombrant habituellement le parcours de ses expositions, peut laisser libre cours au seul plaisir de voir.
En revanche, même si la biographie ne doit pas devenir le «paratexte» de l’art brut au risque d’un psychologisme (voir d’un populisme) douteux, elle semble incontournable pour saisir le caractère impromptu de l’œuvre. Enfant abandonné, illettré, maltraité, sourd, Marcel Storr resta toute sa vie au plus bas de l’échelle sociale. On mesure, par conséquent, le caractère émancipateur que peut endosser aujourd’hui une telle œuvre face à un art contemporain de plus en plus élitiste, réservant ses secrets aux seuls initiés et son accès à des artistes bardés de diplômes impersonnels.
Bien plus, c’est la nécessité existentielle de pratiquer son art qui lui confère une authenticité qui fait souvent défaut dans les pratiques académiques. D’où le sentiment, parfois, qu’une parcelle de l’esprit de révolte, qui s’affichait naguère dans les avant-gardes, sommeille encore dans ces productions marginales. La vie et l’art semblent ici fusionner !
La connaissance de la biographie de Marcel Storr est donc un ingrédient nécessaire à l’appréciation esthétique de son œuvre. L’exposition se termine ainsi sur un film émouvant relatant le parcours de cet artiste si singulier.

Å’uvres
— Marcel Storr, Eglise, Mine de plomb encre et vernis sur panneaux de carton.
— Marcel Storr, Eglise, mine de plomb, encre et vernis sur panneaux de carton. 1964 30 x 37 cm
— Marcel Storr, Mégapole. Mine de plomb, encre et vernis sur panneaux de carton
— Marcel Storr, diptyque, 105 x 79,5 cm, crayon et encres de couleur, vernis sur panneaux de carton
— Marcel Storr, triptyque 3,60 m, crayon et encres de couleur, vernis sur panneaux de carton

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