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Bare Soundz

C’est en face, au théâtre du Châtelet, que le public français découvrit Savion Glover, enfant de la balle de la tap-dance, en 1985, dans la comédie musicale à succès Black and Blue, au côté de fameux claquettistes tels que le regretté Jimmy Slyde et de hoofers qui figurent dans la production de Coppola, Cotton Club (1984).

On put le remarquer aussi dans le film Tap (1989), avec, en sus de Jimmy Slyde, l’extrêmement subtil Bunny Briggs, Gregory Hines, Howard «Sandman» Sims, Steve Condos et deux autres fils prodiges du jazz: Sammy Davis Jr. et Harold Nicholas, le cadet des Nicholas Brothers. Sur scène, nous eûmes le plaisir de le voir au théâtre Jean Vilar de Suresnes, dans un show époustouflant, brut de décoffrage où il fit, l’un des premiers, le lien ou la fusion entre les claquettes et le hip hop. Puis, quelque temps après, à Broadway, en 1996, dans son musical bruitiste d’esprit «Stomp», Bring in ‘da Noise, Bring in ‘da Funk.

Son spectacle Bare Soundz, avec encore une coquetterie orthographique par laquelle il s’approprie, cette fois, en le créolisant, le mot «sounds», est conçu comme un trio de danseurs s’exprimant sur trois petites estrades recouvertes chacune d’un mini-plancher en bois ou, plus sûrement, en MDF, autrement dit en «médium».

L’adjectif «bare» indique le dénuement du danseur en général (qui n’a d’autre instrument pour communiquer que son corps) et du claquettiste en particulier (qui en est réduit à monologuer ou à dialoguer au moyen seul de ses chaussures à bouts ferrés).

Et ça démarre en trombe, à cent à l’heure, dans une cavalcade digne de Bartabas, que rien ou presque ne viendra contrarier, une heure trente durant. Les trois artistes, qui ne sont pas «black-blanc-beur» mais, plutôt, «bleu-blanc-rouge» (Marshall Davis Jr., en chemise bolchevik, Maurice Chestnut, en liquette claire et Savion Glover, en jaseron de jean délavé) dépoussièrent leurs planches de salut parfaitement amplifiées et sonorisées comme pour un concert rock — avec baffles individuels à l’arrière et «retours» en façade pour l’autoanalyse.

Le rastaquouère, pour reprendre ce mot cher à Picabia et à son admirateur Gainsbourg, est passé du look «baggy» de rappeur rebelle à celui, plus à la coule, de chanteur de reggae — il s’essaiera d’ailleurs, à deux ou trois reprises, sans nous convaincre totalement, à l’art mineur de la chansonnette: il faut dire que le jeune homme n’est ni crâneur, ni crooner.

Il convient de remarquer, en passant, que le théâtre de Sarah Bernardt a invité, la même quinzaine, les deux plus grands virtuoses actuels en matière de percussion humaine, qui ne sont pas seulement des interprètes ou des chorégraphes routiniers mais des révolutionnaires, chacun dans son domaine, Israël Galván et Savion Glover, qui ne respectent ni les lois du spectacle ni les canons de la beauté, ni les codes de la durée. Le tour de force de Glover étant de parvenir à ne jamais ennuyer son auditoire en enchaînant des tempos endiablés, sans laisser de répit au public, ni même à ses collègues !

Son art a évolué avec le temps. On craignait que le jeune homme ne s’assagisse ou s’adoucisse en prenant de l’âge, qu’il mette trop d’eau dans son vin, trop de miel dans son pain d’épices. Il n’en est rien. L’énergie est toujours là. Le danseur s’est affiné et s’accorde à merveille avec ses deux compères qui lui arrivent à la cheville mais qui ont une marge de progression.

Le plus étonnant est qu’il parvienne à se dédoubler, au point de faire un duo avec lui-même. Savion Glover prend son pied (le nôtre aussi) et le contre-pied. Se déroulent alors deux discours en même temps. Le maestro fait entendre deux voix distinctes qui s’articulent harmonieusement. Le tap-dancer se révèle ventriloque de lui-même.

Avec: Savion Glover, Marshall Davis Jr., Maurice Chestnut.