ÉDITOS

Baiser pour un triomphe

PAndré Rouillé

A une lectrice qui regrettait vivement que les éditoriaux de paris-art.com aient depuis plusieurs semaines directement trait à l’actualité politique plutôt qu’à celle de l’art proprement dit, il m’a fallu rappeler cette évidence que la France vit une période politique intense et riche qu’il serait pour le moins curieux de vouloir à toute force ignorer. Et cela pour plusieurs raisons, plusieurs évidences.
Première évidence, la campagne de Nicolas Sarkozy a été de part en part culturelle, notamment par sa violente et insistance dénonciation du «relativisme intellectuel et moral» des héritiers de Mai 68 qui ont, selon lui, imposé «l’idée que tout se vaut», que n’existe «aucune différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid».
Autre évidence, la culture au sens large, et l’art en particulier, n’évoluent pas dans des bulles étanches, imperméables et insensibles aux fluctuations économiques, sociales et politiques. L’art est «autonomie et fait social» (Theodor Adorno)

, à ceci près qu’il n’est social qu’en tant qu’art autonome. Si les relations entre les champs artistiques et sociaux ne sont ni directes ni évidentes ni explicites, elles sont cependant bien réelles. C’est depuis leur autonomie esthétique que les œuvres résonnent aux mouvements du monde. Si les œuvres sont politiques, elles le sont par leurs formes, leurs modes et contextes de production et de circulation. Autrement dit, la compréhension et l’appréciation de la culture et de l’art contemporains sont inséparables d’une compréhension du monde et de ses devenirs.
Plus évident encore : depuis l’élection, et avant même l’investiture du Président, nous avons reçu une myriade d’images, de signes et d’acts qui, au-delà de leur apparente banalité, expriment de profonds et rapides changements, éminemment politiques.

En couverture de Paris Match du 9 mai dernier, par exemple, une femme embrasse sur la joue un homme qui la tient par la taille (voir lien ci-dessous). Vue de profil, son visage se perd dans celui de l’homme qui, vu de face, regarde vers l’avant, un peu raide, presque absent : le corps dans ce baiser démonstratif, et le regard projeté en direction des spectateurs. C’est une image toute simple d’une scène ordinaire. Sauf que l’homme et la femme sont Nicolas et Cécilia Sarkozy, que la scène se déroule en public au Fouquet’s au soir de la victoire de celui-ci à l’élection présidentielle, et que le cliché est publié en couverture d’un grand hebdomadaire politico-people français.
Tous ces éléments combinés font de ce cliché d’un geste apparemment anodin une image pleine de sens, une image dont le caractère éminemment politique réside, au-delà de sa forme et de la scène figurée, dans une série de facteurs et de circonstances: un contexte.

Pour anodin et naturel qu’il paraisse, ce chaste mais démonstratif baiser est déjà en lui-même porteur de ce message politique: une rupture est en cours avec la tradition républicaine où il était jusqu’alors inconcevable qu’un Président échange avec sa femme un baiser en public — fût-ce le soir de son élection, dans l’enthousiasme de la victoire et avant son investiture. Autant les paparazzi de la presse people s’évertuent à dérober aux célébrités de ce monde de semblables gestes d’ordre privé, autant le nouveau chef de l’État offre son couple en pâture à la machine people et à ses mises en scène formatées pour séduire une clientèle en mal de rêve.
Par ce baiser, le couple présidentiel s’aligne sur le très people couple Johnny Hallyday qui, le même soir à sa sortie de la réception du Fouquet’s, a signifié non sans une certaine arrogance devant les caméras de télévisions qu’est désormais possible le retour des émigrés de l’incivisme fiscal…

Ce «baiser pour un triomphe» (c’est le titre de Paris Match) exprime donc que le Président entend bien rompre avec les postures compassées de la vie publique, comme le confirmera quelques jours plus tard sa bise à la présidente du Medef à l’occasion d’une consultation des partenaires sociaux.
Mais le baiser du Fouquet’s annonce que la rupture sera moins un renouveau de pratiques officielles poussiéreuses que leur glissement dans le domaine du people et de l’argent roi, comme l’attestera au lendemain même de l’élection le très éloquent épisode de la «retraite» à Malte dans le monde doré — le jet privé et le yacht luxueux de Vincent Bolloré — de la très haute société et de la richesse ostentatoire.

Au moment où l’on découvre cette couverture de Paris Match, il est déjà clair que l’on va moins assister à une libération des mœurs et des pratiques, à une rénovation des protocoles de la République (bises aux dames, footing, etc.), qu’à une offensive résolue contre le tabou de l’argent, à une déculpabilisation de l’étalage de la richesse et de la réussite. Au très abhorré slogan de Mai 68 «Jouissez sans entraves!», succède ce nouveau message : «Enrichissez-vous sans entraves, sans culpabilité ni honte! Soyez riches sans complexes ni tabous!»
La rupture s’annonce être une «libération de l’argent» plus que la mise en œuvre des grands principes martelés lors de la campagne en faveur du peuple, de «cette France dont la vie est devenue si lourde, si dure, si pénible, dont personne ne cherche plus à comprendre et à partager la souffrance»…

Mais derrière la couverture du baiser de Cécilia Sarkozy à son mari-président, une autre couverture de Paris Match vient à l’esprit : celle du 25 août 2005 qui représentait la même Cécila à New York dans les bras d’un homme avec lequel elle entretenait manifestement une relation extra conjugale. Cette fameuse couverture à propos de laquelle Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, aurait exigé (et obtenu) de son ami Arnaud Lagardère, propriétaire de Paris Match, le licenciement du directeur de l’hebdomadaire.
De l’image volée de Cécilia (supposée) adultère à celle, posée et consentie, où elle semble avoir retrouvé avec satisfaction et tendresse les bras de son mari, le message est clair: la femme prodigue est revenue, les choses sont en ordre dans le couple comme elles vont l’être bientôt dans le pays…
Vrai ou faux, réalité ou fiction, ce message en contient un autre, plus diffus mais non moins présent: après l’épisode de la couverture consacrée à l’escapade amoureuse de Cécilia, Arnaud Lagardère avait déjà fait amende honorable en licenciant le directeur de Paris Match, il vient par cette nouvelle couverture effacer totalement sa dette envers son ami devenu président…

Le poids des mots, le choc des photos, la force des amitiés, le pouvoir de l’argent : une France décomplexée, sans tabous ni «repentance». Par delà le bien et le mal…

André Rouillé.

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Sally Ross, Untitled, 2007. Huile et pigments sur lin. 55 x 45 cm. Courtesy galerie Baumet-Sultana, Paris.

Lire
— Paris Match : couverture du 9 mai 2007
— Paris Match : couverture du 25 août 2005

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