ART | INTERVIEW

Autour de Take the floor

Le célèbre plasticien belge Michel François met son atelier sur scène. Désordre de l’artiste au travail garanti: un filet d’eau qui tombe du plafond, un glaçon qui fond, du plâtre qui prend, des pulls dont le col forme une tête étrange... En somme ce qui fait le travail du sculpteur: des objets du quotidien qu’il détourne poétiquement dans Take the floor.

Il semble que dans Take the Floor vous déplaciez votre atelier sur une scène de théâtre, pourquoi ce déplacement?
Michel François. J’avais l’idée de proposer quelque chose – mais quoi? une pièce de théâtre? une œuvre plastique mise en scène? – où il serait question d’évaluer le rapport entre le théâtre et les arts plastiques. Le théâtre parce que ma fille est comédienne et qu’elle a un sens plastique très développé mais aussi parce que j’ai moi-même commencé avec des études de théâtre avant de me rendre compte que le décor de théâtre m’intéressait plus que le théâtre proprement dit. Donc nous avons décidé de travailler ensemble et nous nous sommes demandés quels souvenirs communs nous avions, ce que nous partagions ensemble. Et nous nous sommes aperçus que nous avions vécu vraiment beaucoup de notre vie commune dans un atelier, et il nous a semblé simple, direct et juste de partir de là. L’atelier est à la fois le lieu du récit et ce qui fait sculpture sur scène.

Stéphane Bouquet. Quel genre de récit avez-vous construit?
Michel François. Ce sont des histoires qu’on se raconte, qu’on peut se raconter pendant qu’on fait autre chose: suspendre des pissenlits à un fil, couler un plâtre. Des histoires qui tournent autour de choses qu’on ne peut pas faire sur scène, des choses irreprésentables même par la photo. Par exemple, Léone raconte qu’elle traversa un jour le détroit de Corinthe. Ce détroit a été construit à une époque où les bateaux étaient peu larges. Mais les bateaux d’aujourd’hui frottent souvent contre les bords qui sont plein d’éraflures de peinture, et cela crée une sorte de fresque accidentelle, une peinture qu’on ne peut vivre qu’en la traversant ou la racontant.

Stéphane Bouquet. C’est donc un spectacle autobiographique?
Michel François. Il y a des souvenirs personnels mais qui dépassent, nous l’espérons, la simple affaire privée. C’est plutôt l’expérience de vie qui nous intéresse, le temps passé à vivre. Même chose avec les objets: on les fabrique en direct en privilégiant ceux qui convoquent la notion de temps. Il y a par exemple un gros glaçon de 40 cm de côté qui fond durant le spectacle, d’autant qu’une lampe descend sur lui. Ce cube de glace est à la fois une horloge et un socle sur lequel on monte pour dire quelque chose. Il y a aussi de l’eau qui coule, un trait d’eau qui vient des cintres, un écoulement permanent. Il y a des moulages en plâtre. Le temps de faire le plâtre, de le couler et d’attendre qu’il prenne, 30 minutes se sont écoulées, que nous filmons: plan fixe sur quelque chose d’immobile. Et puis il y a aussi la présence d’un chat qui bouleverse le rapport au temps et à l’espace. Il est là pour créer une espèce d’accident, quand quelque chose se passe d’incontrôlable: l’événement qui échappe à la mise en scène, à la mécanique du théâtre.

Stéphane Bouquet. L’eau semble un élément assez important…
Michel François. Il y a du liquide, de l’eau. Il y a du gaz aussi. Ce qui m’intéresse surtout c’est la question suivante: comment échapper à la matière? J’aime les matières en devenir. Je m’intéresse à la sculpture dans la mesure où elle présente un état intermédiaire: elle est massive, se dresse, est là, apparaît dans sa matérialité, mais en même temps elle est réussie si elle dit la finitude, son probable écroulement, sa probable évaporation, sa probable dissémination. C’est cet état de la matière et du vivant qui m’intéresse. C’est pour cela que si je montre mon atelier sur scène, j’ai la prétention d’imaginer que ce qui se produit sur cette scène, cette fluidité, concerne le statut du vivant donc finalement tout le monde.

Stéphane Bouquet. C’est un spectacle sur le partage?

Michel François. Oui. Par exemple, que partage-t-on avec le public? Un espace, du temps, et l’air que nous respirons avant tout. Donc le premier geste du spectacle c’est d’ouvrir une bonbonne d’oxygène. Les gens du premier rang ont un peu peur mais c’est seulement de l’oxygène, c’est censé propager de la bonne humeur.

Stéphane Bouquet. Comment se sont passées vos retrouvailles avec le théâtre?
Michel François. Le fait de se retrouver sur scène est une épreuve pour moi, c’est un défi avec soi-même surtout sur le plan du jeu. Car il s’agit d’être «naturel» dans une situation qui ne l’est pas: devant 300 personnes qui vous observent et attendent que vous produisiez quelque chose qui les intéresse. De plus, avec l’option que nous avons prise de mettre en scène l’atelier, de rendre publics y compris des moments de doute ou de ratage, une sorte de fragilité est partagée et ce n’est pas évident à admettre, il y a un certain risque que nous assumons. C’est difficile aussi pour Léone, ce que nous faisons ensemble ne ressemble à rien de ce qu’on lui a enseigné à l’école d’art dramatique. Nous essayons d’oublier que c’est une pièce de théâtre. Nous essayons d’avoir une relation aussi sincère que possible. C’est la raison pour laquelle notre voix est amplifiée pour que nous n’ayons pas à porter la voix. J’ai aussi demandé à ce que le micro soit ouvert tout le temps pour qu’il n’y ait pas le sentiment de coulisses ou de temps privilégié, mais que tout le temps soit vraiment partagé, même le temps mort. Il y a aussi un micro qui tourne au-dessus du public pour que celui-ci puisse parler.

Stéphane Bouquet. Et les gens parlent?
Michel François. À la dernière en Belgique, les gens hurlaient. On verra bien en France.

Propos recueillis par Stéphane Bouquet en juin 2015 pour le Théâtre de la Cité internationale.

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