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Aubes. Rêveries au bord de Victor Hugo

Correspondances visuelles, poétiques et littéraires entre l’univers protéiforme de Victor Hugo et les œuvres d’artistes contemporains du XXe siècle. En un basculement subtile de l’un aux autres, ce catalogue crée un pont entre deux siècles et prolonge la rêverie.

— Auteurs : sous la direction de Harald Szeemann.
— Éditeurs : Maison de Victor Hugo, Paris / Paris-Musées, Paris
— Année : 2002
— Format : 22 x 27 cm
— Illustrations : 71 en couleurs
— Pages : 96
— Langue : français
— ISBN : 2-87900-720-8
— Prix : 18 €

Umbra mei
par Danielle Molinari

Aube (au singulier) est le titre que Victor Hugo donna à l’un des poèmes de Châtiments. On connaît peut-être moins, bien que Jean-Jacques Lebel y ait fait référence dans le catalogue de l’exposition que nous organisions en 2000 « Du chaos dans le pinceau, dessins de Victor Hugo », le petit lavis que le poète réalisa, et sur lequel, conceptuel avant l’heure, « substituant le mot à la chose : sous une ligne d’horizon à peine esquissée », il inscrivit simplement en lettres majuscules, le mot AUBE.

C’est Valentine Hugo, alors l’épouse de Jean Hugo, arrière-petit-fils du poète et peintre lui-même, qui offrit ce dessin à André Breton au début des années trente, Cette Å“uvre d’une rare modernité entrait ainsi dans la collection du chantre du surréalisme dont il allait ouvrir les portes à Victor Hugo, percevant « la puissance de suggestion sans égale » de ses dessins et les liens qu’ils instauraient, avec une étonnante précocité, avec l’art moderne.
La relation d’André Breton avec ce petit lavis fut si profonde qu’il prénomma sa fille Aube.

Aujourd’hui encore, il joue un rôle déterminant dans l’accrochage réalisé autour d’André Breton par le musée national d’Art moderne, et c’est l’unique raison de son absence en nos murs. Il n’en demeure pas moins la figure emblématique de notre exposition.

Harald Szeemann nous convie, en effet, aujourd’hui à rêver à partir de quelques dessins de Victor Hugo, choisis avec la préméditation de dialogues intemporels, jaillissant d’une première rencontre avec des ceuvres d’artistes modernes et contemporains, « en correspondances et affinités électives », déclare-t-il.

Il me paraissait intéressant et même enrichissant de donner une suite à la démonstration que nous avions engagée avec l’exposition « Du chaos dans le pinceau… » qui était principalement axée sur la modernité de la création plastique de Victor Hugo et mettait en évidence ce que son incroyable anticipation jusque dans le domaine de l’art plastique avait inconsciemment apporté au XXe siècle, et tout simplement à l’art.

Nous montrions alors ce qu’il y avait de novateur dans les expérimentations techniques de ces dessins que l’auteur lui-même disait être « un peu sauvages ». Loin de toute école et de tout souci de postérité au regard de laquelle Victor Hugo se présentait avant tout en écrivain, ces dessins étaient d’évidence l’expression même de la liberté, Ainsi, écrivait-il à Charles Baudelaire à l’issue du Salon de 1858 : « Je suis tout heureux et très fier de ce que vous voulez bien penser de mes dessins à la plume. J’ai fini par y mêler du crayon, du fusain, de la sépia, du charbon, de la suie, et toutes sortes de mixtures bizarres qui arrivent à rendre à peu près tout ce que j’ai dans l’Å“il et surtout dans l’esprit, Cela m’amuse entre deux strophes. »

Ces « mixtures bizarres », mises au service de procédés techniques nouveaux, bousculèrent, certes, les esthétiques de l’époque, mais apportèrent aussi tout comme le firent les mots de l’écrivain de prémonitoires réponses à de futures problématiques plastiques, comme allaient le devenir les collages pour les cubistes, les surréalistes et Dada, ainsi que les grattages, les frottis, mais aussi les papiers découpés pour Matisse, et même les coulures, les jets d’encre et le dripping pour Pollock. Ainsi ces dessins, composés en contrepoint de l’Å“uvre littéraire qu’ils anticipaient ou bien prolongeaient « à des heures de rêveries presque inconscientes, avec ce qui restait d’encre dans ma plume », en reflètent-ils le caractère visionnaire avec leurs paysages réinventés, leurs burgs fantomatiques jaillissant de l’ombre, leurs mystérieux reflets, leurs noirceurs inquiétantes, leurs têtes grotesques, diaboliques ou hallucinées, leurs taches planétaires….

Aujourd’hui, il s’agissait donc pour nous de montrer des parallélismes et de créer des rapprochements entre certains de ces dessins et des Å“uvres d’artistes modernes et contemporains ayant emprunté des chemins inconsciemment défrichés par Victor Hugo.

Harald Szeemann connaît depuis de nombreuses années l’Å“uvre plastique de Victor Hugo, dont en 1987 il organisait pour le Kunsthaus de Zürich l’exposition « Victor Hugo, Phantasien in Tusche », dans le cadre du Festival d’été de Zürich « Romantisme en France », en parallèle à la rétrospective d’Eugène Delacroix et aux dessins de Charles Baudelaire. Cette exposition proposait déjà une sélection de 68 dessins de l’écrivain. Peut-être plus connu encore pour les très nombreuses expositions d’art contemporain qu’il a organisées à travers le monde depuis 1957, et pour les artistes et les courants qu’il a révélés, cet éminent spécialiste s’imposait sans conteste comme celui qui, mieux que tout autre, saurait percevoir ces résonances et connivences entre les Å“uvres de l’écrivain et celles de plasticiens modernes et contemporains.

Harald Szeemann ne se veut nullement dogmatique et s’il parle aujourd’hui pour nous de « Rêveries au bord de Victor Hugo », c’est précisément pour conserver un caractère léger et dépourvu de toute doctrine à ses propositions de rencontres et de correspondances imaginaires. Le visiteur conserve ainsi sa liberté de rêver autrement, d’imaginer d’autres dialogues. Car, l’un des buts de cette exposition est bien qu’à l’aube du XXIe siècle, cette composante de la création hugolienne, comme il en est de l’Å“uvre littéraire et de la pensée politique, trouve enfin sa juste place sur la scène contemporaine.

Occupant de façon très ponctuelle l’appartement du poète, Harald Szeemann nous suggère par le truchement de la très sensible vidéo de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, placée intentionnellement dans la chambre où mourut le poète, que cette exposition en est peut-être le dernier rêve, ou le premier lointain message…

(Texte publié avec l’aimable autorisation de Danielle Molinari et des éditions Paris-Musées)

L’auteur
Danielle Molinari est conservateur général de la Maison de Victor Hugo et de Hauteville House.