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Au delà de la couleur, la perception

Comment se traduit votre rapport à la couleur qui se déploie de diverses manières dans votre travail?
Pablo Cavero. La couleur m’intéresse dans son rapport à la vision et à son apparition dans notre regard. C’est quelque chose produit par des phénomènes physiques et chimiques liés à la rétine, qui peut se mesurer ou se reproduire. Il s’agit d’un étalonnage rationnel d’une dimension qui, elle, peut sembler au départ irrationnelle. L’impact des choses sur notre pensée est essentiel dans mes recherches sur la couleur. Chaque nuance ou teinte détient une signification, une symbolique propre, élaborée au cours de l’Histoire.

Dans Le Projet Couleur, réalisé en 2012 dans le cadre de votre diplôme de troisième année aux Beaux-Arts de Paris, vous interrogez différents modes d’apparition de la couleur, par le déploiement de celle-ci sur divers supports.

Pablo Cavero. Le mode d’apparition des couleurs m’intéresse, mais c’est quelque chose de très documenté scientifiquement. Ainsi j’ai choisi de déplacer ce questionnement vers la manière de présenter ces révélations à travers l’image artistique. Quel changement de signification, par exemple, s’induit par le choix d’un support imprimé plutôt que celui d’un support-écran? L’idée était donc de confronter différents modes de présentation et d’apparition de la couleur. On commence ainsi par le disque peint qui reprend l’expérience de Newton. En peinture lorsque l’on additionne les couleurs on obtient du noir, alors qu’en terme de lumière on découvre du blanc. Une caméra filme et transforme cette peinture en flux de lumière, par la projection sur la cimaise faisant face au disque. L’image projetée dévoile une succession lente de couleurs uniformes, qui sont l’interprétation lumineuse d’un point précis de la surface picturale en rotation. Les impressions fonctionnent de façon inverse car l’image, traduite par un système de diodes pour apparaître sur l’écran, est transposée en valeur CMJN par l’impression jet d’encre. On retourne ainsi vers une addition des couleurs produisant du noir. Les multiples strates du projet me permettaient de questionner assez simplement la matérialisation complexe de la couleur en fonction de telle ou telle technique.

On retrouve aussi une transposition de la couleur sur un espace virtuel dans Color Match Book (http://www.colormatchbook.com) réalisé en 2013. Pouvez-vous nous expliquer ce projet?

Pablo Cavero. Là encore j’aime inverser l’ordre des choses en déplaçant l’idée du livre sur une page internet interactive. Je me méfie toutefois du terme «virtuel» car à mon sens, internet est devenu quelque chose de bien réel aujourd’hui. Je préfère donc parler de numérique ou d’immatériel. Ce livre est constitué par un programme informatique qui fait apparaître à chaque «clic» une nouvelle association de deux pages colorées. On peut revenir une page en arrière seulement. Par la suite une nouvelle combinaison s’opère parmi une quasi infinité de possibilités. Même si nous cliquions tous les jours durant des années, nous ne verrions qu’une fraction de ce livre numérique. Par ailleurs il nous dévoile des couleurs qui ne peuvent exister que par le spectre RVB (Rouge Vert Bleu) de l’écran d’ordinateur, certaines étant trop lumineuses pour être imprimées. Au delà de la couleur, ce projet interroge notre perception et notre interprétation des choses.

Color Match Book ne renvoie-t-il pas finalement à notre propre mode de navigation sur internet? À ces choix que nous faisons, d’aller sur tel ou tel site, mais qui ne nous dévoilent qu’un infime fragment du réseau global.

Pablo Cavero. Effectivement. Ce qui m’intéresse également avec une œuvre internet c’est qu’elle peut être consultée à de multiples endroits en même temps et de la même manière. Elle conserve une totale accessibilité. L’entretien, l’actualisation du site qui héberge, sont nécessaires mais restent très simples en comparaison de la conservation d’une peinture ou d’une sculpture. De plus, lorsque l’on regarde une œuvre internet on oublie tout contexte, ou toute pression muséale, par l’usage quotidien de notre ordinateur. Ainsi j’explore ce nouveau cadre, usant de la navigation internet de chacun, pour échapper au dogme institutionnel et me permettre une plus grande liberté.

Vos projets relèvent d’une véritable économie de moyens. Est-ce une volonté de produire un impact fort par une certaine simplicité de la forme?

Pablo Cavero. Il y a sans doute un impact, mais l’économie de moyens est surtout réfléchie dans une volonté de plus grande lisibilité de ce qui est présenté. C’est aussi pour moi la recherche d’une dimension poétique se faisant jour sous un aspect très minimal. J’essaye de trouver un point d’équilibre entre des règles, des principes, des objets et des sensations, mais dans une forme suffisamment simple pour qu’elle soit accessible à tous et selon plusieurs degrés de lecture.

Les titres sont signifiants. Ils guident notre interprétation face à ces formes plus ou moins abstraites, tout en conservant une dimension indéterminée, offrant plusieurs lectures possibles.
Pablo Cavero. J’essaie de faire en sorte que le titre soit le plus synthétique possible, mais assez direct sur la lecture du principe, car certaines pièces peuvent paraître obscures sans cette indication. Cependant je cherche à éviter tout aspect didactique. Par exemple avec Striped Landscapes on se trouve face à des bandes colorées totalement abstraites au premier abord. Toutefois, le titre nous renseigne sur l’idée de «déshabiller» le paysage. Des photographies de plages, de forêts et de villes, ont été transformées informatiquement pour ne faire apparaître que des bandes, correspondant à la proportion quantitative des cinq couleurs moyennes de l’image originelle. Ces compositions abstraites rappellent les paysages référents mais ne deviennent que des signes de ces derniers. L’idée était aussi de jouer avec des sujets dont on préserve déjà une image mentale, pour justement interroger notre rapport à la perception. Il s’agit aussi de déterminer la dimension figurative de la couleur.

Vous élaborez finalement des signes visuels qui dirigent et attirent notre regard comme avec A Claraboia Vermelha (2013) et qui, sans donner de réponse, façonnent des mondes possibles.

Pablo Cavero. Ce projet, réalisé in situ à Porto au Portugal, ne se laisse appréhender qu’à distance. J’ai projeté de la lumière rouge au sein d’un patio protégé par une verrière. En pleine nuit, ce lieu s’illumine et capte notre regard, il devient un signe lumineux au cœur d’une ville très vallonnée, constituée de ruelles et de ponts qui s’entrecroisent. Ce chapiteau de verre devient un repère, un point d’attention aux coordonnées localisables dans un espace en trois dimensions. C’est aussi une forme poétique, un nouveau phare dans une ville entre lumière et obscurité.

La mise en lumière de ce toit au cœur d’une skyline portugaise, rejoint le projet Chambres Noires qui d’une manière opposée, nous révèle les traces d’une activité urbaine nocturne.
Pablo Cavero. A Claraboia Vermelha est un projet dont je laisse une trace photographique ne transmettant qu’un seul point de vue. Les différents tirages de Chambres Noires sont réalisés grâce à un sténopé et présentent, eux, le résultat de l’arrivée de multiples points lumineux de la ville sur une feuille photosensible. Ces pages dévoilent une trace temporelle sensible, captée au court d’une nuit entière. C’est finalement une empreinte cartographique d’une nuit dans la ville.

Vous jouez également de l’empreinte lumineuse dans l’installation Light Paintings présentée en ce moment au Salon Montrouge.
Pablo Cavero. Ce projet rassemble plusieurs dimensions dont nous venons de parler. Cette installation, plongée dans le noir, use d’un programme aléatoire qui trace par projection à rythme variable, des lignes sur une toile phosphorescente. La peinture se révèle tout en s’effaçant sous nos yeux. Bien sûr je me réfère, ici, aux recherches de François Morellet et à l’art cinétique et optique. Ces lignes de lumières marquent d’une trame, normée mais fuyante, la surface de la toile. Ce projet reprend la même idée des aléatoires multipliés développés dans Color Match Book. La probabilité de voir deux fois le même tableau est moindre. Il s’agit finalement d’une analogie avec ce qui se passe quotidiennement de manière plus complexe. Se retrouver face à cette installation peut rappeler l’hypnose devant les flammes d’un feu de cheminée. En effet on sait à peu près à quoi s’attendre, sans pouvoir toutefois déterminer ce qui va se passer réellement.

Vous sollicitez une attention particulière du spectateur par des transformations très subtiles de ce qui lui est donné à voir, avec la vidéo Les Vélos par exemple…
Pablo Cavero. On ne peut pas vraiment contrôler le regard du spectateur. J’aime donc jouer avec des choses qui ne se perçoivent pas tout de suite, mais qui avec le temps finissent par interroger le regardeur. Les Vélos est un montage aléatoire redéfini en permanence par un programme, et qui joue sur l’idée de boucle et de cycle visuel. La fluidité freine notre prise de conscience face à ces images répétées mais assemblées différemment. Cet aléatoire se fonde en écho avec notre appréhension de la réalité matérielle.