DESIGN

Atelier Oï

Exposé chez Mouvements modernes à Paris, membre et co-fondateur de l’Atelier Oï (pour tr-OÏ-ka, trio), Patrick Reymond esquisse le portrait d’une agence de design, d’architecture et de scénographie dont les créations sont fondées sur une vraie dynamique de groupe et une liberté de ton et d’usage.

Maëlle Campagnoli. Qui sont les membres de l’atelier Oï ? Comment votre trio s’est-il formé ?
Patrick  Reymond. L’atelier Oï, c’est Aurel Aebi, Armand Louis et moi-même. Nous avons fondé l’atelier en 1991, mais nous étions amis bien avant cela. J’étais à l’Ecole d’architecture, de design et de paysage de Lausanne avec Aurel où nous travaillions avec Alberto Sartoris. C’est une figure qui a beaucoup marqué notre formation. Il était contre la segmentation des pratiques. Il essayait de nous enseigner une architecture pratiquement à l’échelle de l’objet, comme un volume dans l’espace urbain.
Armand, lui, avait un atelier à Neuveville, près de Neuchâtel, au bord du lac où Jean-Jacques Rousseau a écrit une partie des Rêveries du promeneur solitaire. C’est un très bel endroit, mais il ne s’y passe pas grand chose… Armand suivait des études d’architecture navale et je faisais de la musique avec lui. Il a démarré son activité vers 1985 : un architecte lui avait proposé de travailler sur du mobilier à partir des techniques de construction navale. C’est le moment où l’on commençait à utiliser des matériaux composites, même si à l’époque, ça posait pas mal de problèmes de santé. Nous nous retrouvions de temps en temps dans son atelier. Nous avons alors décidé de faire des projets ensemble. Notre première collaboration consistait à dessiner un lit, dans le cadre d’un concours. Nous avons gagné. Nous avons recommencé, et ça a marché aussi. Puis nous avons collaboré de façon toujours plus récurrente, jusqu’à la fondation de l’atelier Oï, cinq ans plus tard.

Quelles sont les caractéristiques et les valeurs de l’atelier ?
Patrick  Reymond. En tout premier lieu, le principe de groupe et le dialogue. Le projet a toujours été une construction collective. Déjà à l’école, lorsqu’Aurel et moi présentions des projets séparés, nous les avions toujours construits à deux. Nous n’avons pas de problèmes d’égo. Nous ne nous arrachons jamais le crayon des mains. Chacun s’approprie le travail en cours, c’est ça le dialogue pluri disciplinaire et pluri culturel. On ne croit pas à l’illumination divine.
Mais ce qui nous importe le plus, c’est la manipulation directe de la matière. Dès le départ, l’intérêt de notre collaboration avec Armand Louis repose sur la technique particulière mise en oeuvre (celle de la construction navale), et sur la possibilité de concrétiser quasiment immédiatement notre travail, de manipuler, de réaliser nous même les choses. C’est devenu une constante fondamentale pour nous. C’est vraiment en expérimentant que les projets naissent, sans forcément, d’ailleurs, qu’il y ait de véritable projet préalable.

Si je vous suis bien, c’est par le matériau que vous entrez dans le projet ?
Patrick  Reymond. L’atelier, c’est autant des outils et des machines que des planches à dessin. Bien sûr, la finalité de l’expérimentation est toujours du construit au sens large. Quand nous développons quelque chose, tout le contexte compte. Mais une compréhension matérielle et personnelle de celui-ci est très importante pour nous. Bon… ce n’est pas une invention à proprement parler. Il y a sûrement beaucoup de designers qui travaillent comme ça…

Qu’entendez-vous par contexte ?
Patrick  Reymond. Les problématiques auxquelles nous sommes confrontées, les usages, l’environnement. Nous ne développons pas réellement de langage formel. Pour certains designers ou architectes, quand vous voyez leur travail, vous pouvez l’identifier. Par exemple, on reconnaît clairement une ligne dans le travail de Karim Rashid. Il est presque plasticien. Il a vraiment une patte, une sensibilité particulière. Nous, nous travaillons en groupe, ce qui fait que les matières, les formes peuvent être fondamentalement différentes… Enfin c’est notre impression. Peut-être que l’on se trompe. Si ça se trouve, les gens ne perçoivent pas du tout notre travail comme ça. Et même si au final, on a l’impression que c’est une seule main qui a fait tout ça, je dirais que c’est plutôt par le processus, la manière de faire que ça nous appartient.

Vous voulez dire que votre travail n’a pas d’identité visuelle définie ?
Patrick  Reymond. Oui. Ce n’est pas important pour nous. En revanche, il y a une vraie logique, une cohérence globale dans le process. C’est comme ça que nous envisageons notre travail de designers. On peut prendre aussi des exemples en architecture. Chez Jean Nouvel ou Herzog et De Meuron, chaque « objet architectural » est lié à un contexte et à une thématique particulière. Il n’a pas la même forme, il n’est pas conçu avec la même logique. Chaque objet est fondamentalement différent, a sa propre vie, sa raison d’être, sa matière. Ce que je veux dire, c’est qu’il est important pour nous d’être clairs sur le processus plutôt que sur l’image générale.
C’est pour cela que les travaux que l’on présente à la galerie Mouvements modernes sont intéressants. C’est comme si l’on pouvait montrer notre démarche à l’état pur. Ici, nous ne sommes pas liés à un mandat précis. La démarche en tant que telle est souvent moins lisible dans le faisceau de contraintes que nous impose la commande. Certains éditeurs ont mis du temps à comprendre comment nous procédions. B&B Italia par exemple, pour lesquels nous travaillons depuis quelques années, ont eu du mal à saisir le lien entre les projets que nous réalisions pour eux. Trop d’échelles et de formes différentes. Un éditeur de design a envie de construire une collaboration sur une philosophie, sur un designer, sur une continuité, comprendre quelle est la manière.

Et quelle est votre « manière » justement ?
Patrick  Reymond. Et bien, ça n’a pas toujours été évident pour nous non plus… Il y a quelques années, nous avons réalisé une sorte de répertoire de nos projets, relié et imprimé en petite série, ce qui nous a permis de montrer notre travail mais surtout de le voir, de pouvoir le juger et d’envisager la suite. Une partie des objets présentés chez Mouvements modernes en sont d’ailleurs issus, par exemple les lampes en papier (2005), mais aussi les mobiliers de la série Rigicorde (2009).
En fait c’est comme si nous mettions en oeuvre une sorte de chaine. Nous avons commencé à travailler autour de l’idée de la corde à la suite d’une commande du MUDAC (Musée de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne) puis nous l’avons réinterprétée en 2009, au Museum für Gestaltung de Zurich, pour l’exposition d’une styliste de mode, « Every Thing Design ». Les cordes sont devenues des portants pour les vêtements. Et, par la suite, on a réalisé qu’il y avait un potentiel pour développer autre chose, des objets ou du mobilier… Pour le Centre culturel suisse, nous avons donc retravaillé avec l’idée de la bobine, jusqu’à ce que cette installation devienne une gamme de mobilier pour B&B, et une série de luminaires pour Foscarini.

D’où l’idée de « Digressions » pour le titre de l’exposition chez Mouvements modernes?

Patrick  Reymond. Oui. Nous évoluons dans les matières, la technique, les applications. Aurel prend souvent l’exemple du boulanger qui fait son pain et à qui il reste parfois des petits tas de farine. Il en fait alors autre chose, des gâteaux… Nous développons notre matière, la transformons, l’utilisons, l’exploitons, la déclinons. Nous percevons notre démarche comme cela.

Vous revendiquez donc une posture.  Vous évoquez beaucoup l’idée d’une absence de cloisons entre les champs disciplinaires, d’une manière d’être et de regarder les choses, toujours à réadapter, à réinterpréter. Pouvez-vous nous en dire plus sur le titre de l’exposition : « La Mue et autres digressions domestiques » ?
Patrick  Reymond. C’est un titre qu’on a aussi choisi en commun avec la galerie… Dans l’histoire de la mue, il y a l’idée d’une transformation, d’une évolution. La digression, elle renvoie à des glissements entre les échelles, dans l’utilisation des objets, au contexte de galerie de design aussi. Le statut de l’objet est ici un peu indéfini, entre objet utilisé ou non utilisé, fonctionnel ou non. Il peut naviguer, il a une autre manière de vivre ou d’être en mouvement. Son histoire se transforme et dérive selon le contexte où il se trouve. La galerie nous permet de faire des hypothèses quant à l’évolution ou la transformation possible de ces projets. Dans ce cadre précis, c’est une hypothèse domestique.
Le titre de l’exposition est plus à l’image de la démarche qu’à l’image des objets. La digression évoque aussi un moment au cours duquel on s’appesantit sur un sujet un peu annexe à la conversation, presque une sorte de pause. Il n’y a peut-être pas uniquement cette idée de transformation ou d’évolution ? Qu’en est-il des formes?
Patrick  Reymond. La question formelle est envisagée plutôt dans la perspective de la mue. C’est à dire : un même point de départ puis plusieurs chemins, plusieurs vies. La mue c’est la peau. Nous avons développé une peau tressée, écaillée, comme celle du serpent, pensant même, à un moment, nous inspirer de ses couleurs. La peau, c’est aussi une enveloppe, quelque chose que l’on peut aussi utiliser pour se protéger, s’habiller. Elle peut devenir une enveloppe pour l’espace. Ce côté sensuel et tactile est vraiment important pour nous. On part d’un processus de fabrication, mais la matière s’inspire de la mue, d’une peau qui s’est détachée, puis qu’on a utilisée, transformée. Cette idée est spécifique à ce projet. Alors que la digression c’est la démarche générale, au delà des objets présentés ici. Ils parlent d’une histoire qui est plus longue.

Pensez-vous que le public, lorsqu’il voit tous ces objets, très différents les uns des autres, ait les moyens de comprendre la digression que vous opérez?
Patrick  Reymond. Je ne pense pas…

L’exposition présente donc un état de la recherche. Pouvez-vous revenir sur certains objets en particulier ? Les Mues par exemple…
Patrick  Reymond. Oui. L’exposition présente un état de quelque chose en transformation, avec cette idée que les objets pourraient s’inscrire dans de nouvelles situations. La Mue est une sorte de mélange entre une tapisserie et un miroir mural. C’est à la fois un tableau et un objet dans lequel on se regarde. Nous lui donnons volontairement une sorte d’indéfinition. L’objet est aussi amené à se déplacer dans l’espace, dans l’habitat. Il n’a pas de position ni de fonction précises. On lui laisse la possibilité d’être un peu détourné dans son utilisation ou dans son positionnement. Il y une espèce d’appropriation possible de celui qui va l’utiliser. Est-ce qu’il va vraiment l’utiliser pour sa fonction ou simplement pour en jouir visuellement ? Dans son salon, l’entrée, une chambre ? Chaque démarche de projet nous mène à une découverte. Il n’y a pas de scénario de projet pré-établi. De même, on peut partir d’un usage. Mais une fois le contexte d’usage défini, la matière devient la plus importante. Parfois dans la découverte de la matière, nous remettons en question ce que nous avions établi à propos de son usage. En fait, l’un influence l’autre au cours du développement du projet. Après, nous attribuons une finalité à l’objet, même si elle n’est qu’un état du projet. Ce n’est jamais fini, figé. Et puis encore une fois, c’est un travail de groupe. Nous ne réagissons pas toujours aux mêmes choses. Entre nous les choses se passent de manière organique.

Quels sont pour vous les enjeux d’une telle démarche, au delà du projet? En gros, quelle est votre manière de voir le monde avec vos yeux de designers ?
Patrick  Reymond. Euh… avec nos yeux de designers… Je crois que la chose la plus importante pour nous c’est de découvrir comment les utilisateurs potentiels s’approprient nos objets. C’est avant tout un service, que nous prenons plaisir à élaborer. Mais nous ne sommes qu’une étape. Nous ne révolutionnons pas le monde. Nous sommes les serviteurs d’une période donnée. Nous sommes aussi un peu touche à tout. On nous critiquera peut-être pour ça… Tant pis ou tant mieux…

Des figures marquantes pour le design jalonnent votre parcours : Alberto Sartoris, Ettore Sottsass. Ils concevaient aussi leur travail comme une sorte d’engagement politique, au sens du souci de la cité.
Patrick  Reymond. C’est un peu ce que j’exprime dans le souci du service : vouloir améliorer la qualité de vie. Mais ce n’est pas uniquement lié à la fonction. C’est aussi une manière d’intégrer de la poésie dans la vie, de l’émotion.
Nous ne connaissons que le travail d’Ettore Sottsass, pas l’homme qui se cache derrière. En revanche, nous avons eu la chance de nous pouvoir nous assoir autour d’une table avec Alberto Sartoris, nous l’avons écouté parler, regardé bouger, vivre. Ce qui nous plus séduit le plus dans ces rencontres avec les designers, ce n’est pas le design. Je croise souvent Ronan (Bouroullec ndlt) à l’école. Parler boulot, on s’en fout. Nos travaux nous intéressent respectivement, mais nous sommes encore plus intéressés par les rapports humains, la vie. Et même au bureau, la qualité des personnes est presque plus importante que les qualités professionnelles. Nous ne sommes pas une association de professionnels révolutionnaires !

Vous ne voulez pas révolutionner le monde alors…
Patrick  Reymond. Oh non ! Seulement faire du design.

Atelier Oï
Lampe Tome VIII, 2005. Papier et néon. 100 x 46 cm.
Lampe Tome, 2005. Papier et ampoule. 20 cm.
Maille, 2009. Bandes de lin, hêtre massif huilé. 207 x 320 cm et 152,5 m (L). 
Mue (verticale), 2009. Bandes de lin, miroirs. 250 x 110 x 140 cm (jaune et marron) ; 50 x 230 x 103 cm (rouge).
Vase décomposé, 2009. Inox. 117, 9 ou 105, 9 ou 93,9 x 36 cm.
Tabourets et Balançoire, série Rigicorde, 2009. Cordes en coton. Dimensions variables.

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