ART | CRITIQUE

Assises

PPaul Brannac
@13 Juil 2009

Notre Occident fatigué doit beaucoup de ses maladies dorsales à un objet simple et apparemment inoffensif: la chaise, qui a imposé à nos séants tassés une station rude et indélicate dite «Assise». Et c’est autour de cette aberration positionnelle que la galerie Xippas organise une exposition estivale sans même proposer au visiteur fourbu ne serait-ce qu’un pliant.

Qu’est-ce qu’une catachrèse? C’est une métaphore qui a réussi. Quelle est la relation entre une catachrèse et une chaise? Le pied.
En d’autres termes, si l’on désigne le bout de bois qui soutient le plateau qui supporte notre postérieur par le mot «pied» —«pied de chaise»—, on personnifie la chaise. On attribue à la chaise, qui est un objet mort, une métaphore qui s’enracine dans un organe vivant: notre pied. Et si tout le monde préfère «pied» à «bout de bois qui soutient, etc.», alors la métaphore devient une catachrèse, et les photomontages de l’artiste Vlatka Horvat (Body Chairs, 2009), mêlant son corps à celui de la chaise, forment une variation catachrèsique qui met en évidence l’origine métaphorique de cette étiquette lexicale couramment apposée aux éléments qui composent ce sur quoi nous nous asseyons. Pour être plus clair encore, la catachrèse permet de distinguer une chaise d’un fauteuil en ce que la première n’a pas de bras même si le second a des pieds.

C’est pourquoi il est impropre de parler de «chaise électrique» puisqu’on y assujettit les bras du futur cadavre aux bras du support afin qu’ils meurent aussi. (Mais «fauteuil électrique», il est vrai, eût sans doute moins effrayé les honnêtes gens qui, assurés d’une exécution confortable et élégante, eussent à coup sûr versé dans la malfaisance.)
Aussi Philippe Ramette, qui est aujourd’hui à l’incongruité autoréférentielle imagée ce que Philippe Catherine est à la coupure de son musicale, a-t-il justement nommé son fac-similé en bois de chaise électrique: Fauteuil Seatcom, et non Chaise Sitcom (ce qui eût au passage ruiné le calembour, et l’on sait les effets d’un calembour contrarié).
De surcroît, le condamné qui y prend place (car Assises est un titre à double sens comme le souligne le communiqué de presse à l’attention des critiques distraits) ne reçoit pas la décharge fatale mais suscite postérieurement une bordée de rires enregistrés tout aussi redoutable.

On observe semblable disposition humoristique («humoristico-existentielle» précise le communiqué à l’attention des critiques qui ne plaisantent pas avec l’humour) dans les chaises musicales de Celeste Boursier-Mougenot, dont l’installation cacophonique de guitares et d’oiseaux joueurs captive actuellement les visiteurs de l’Estuaire de Nantes, chaises qui intègrent dans leur plateau un clavier (drôles en dépit de la faible réactivité sonore de ce dernier à l’instant du contact).
Il s’agit là manifestement d’une tentative de l’artiste pour modifier, par transposition, l’appellation originelle du lieu d’assise du siège, mais il est encore trop tôt —et partant absurde— de nommer «clavier» ce qui est un «siège»; il faut plus d’une œuvre pour saper le fondement d’une catachrèse.

Dès lors il n’est pas surprenant que certains renoncent et optent pour la transformation de l’assise en un objet esthétiquement voisin mais fonctionnellement inapte, soit par le détournement, ce qu’a réalisé Michel de Broin en assemblant des tabourets d’architecte organisés en sphère (Molécule, 2009), soit par la défiguration, ainsi des Wire Hunger Chair (Black and White Trio) (1990) en fil de fer, lames de cutter et jets d’acrylique de Lucas Samaras, qui représente la Grèce à la Biennale de Venise.

On ne peut guère reprocher à la galerie Xippas de présenter les artistes du moment, non plus que d’exposer d’eux les œuvres qu’elle possède, fussent-elles plutôt mineures. Mais on peut regretter que l’opération s’appuie sur un thème qui sente autant la course après l’idée et cherche à diminuer la lourdeur de l’arôme par des effluves de sens —expliquer, par exemple, que la chaise est un portrait métonymique de l’artiste absent-présent dans la société. Parce que finalement on en vient soi-même à se prendre au jeu des petits mots, à chercher le sens des œuvres et de l’exposition plutôt qu’à regarder, et c’est en jouant enfin —ravi et gêné de la formule— qu’à l’adresse des artistes et des galeristes allongés sur l’idée, on s’écrie: Debout !

Céleste Boursier-Mougenot
— Keyboardchairs, 1997. Chaises, claviers acoustiques, moteurs, matériel électronique, miroirs. Installation, dimensions variables.

Michel de Broin
— Molécule, 2009. 20 tabourets assemblés. Installation, dimensions variables.

Vlatka Horvat

— Body Chair (Charts), 2009. Collage sur papier. Diptyque: 48 x 61 cm (chaque).
— This Here and That There (Berlin Video), 2007-2009. Video sur DVD. Durée: 3’51″ en boucle.

Philippe Ramette
— Fauteuil seatcom, 2007. Bois et système électronique. 145 x 65 x 55 cm.
— L’ombre au repos, 2009. Encre sur papier. 32 x 24 cm.

Lucas Samaras
— Wire Hanger Chair (Black and White Trio), 1990. Acrylique sur fil de fer et lames de cutter. Gauche: 112 x 40,5 x 38 cm, centre: 113,5 x 30,5 x 30 cm, droite: 134 x 42 x 44,5 cm.

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