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As Far As.

Arrivés ensemble sur scène, les cinq danseurs suivent bientôt leur trajectoire propre, faite d’une succession de gestes saccadés et anxieux, comme s’ils étaient en train d’affronter d’invisibles dangers. Immédiatement palpable, leur malaise emplit l’espace jusqu’à le saturer. L’air devient rare. Déjà l’on suffoque.  Dans ce contexte de fièvre panique, leur nudité les laisse encore plus démunis, sans protection aucune. Les voilà corps craintifs, livrés aux soubresauts de l’inquiétude. 

En leur demandant d’interpréter des extraits de film montrant des personnages en situation d’urgence, Alban Richard soumet ses danseurs aux rigueurs d’une partition éprouvante. Mais quand il les contraint à répéter plusieurs fois cette même séquence, c’est nous qu’il expose à la lassitude et aux tressaillements de l’impatience. 
Ainsi, après quelques minutes d’une danse égarée et fébrile, somme de tous ces parcours solitaires, le groupe regagne les coulisses au pas de course. Silence. Retour sur scène et rebelote. La machine infernale du même se met en branle, nous nargue de son pouvoir aliénant, teste notre résistance à la monotonie, à la tyrannie du semblable.

Hypnotisés par ces litanies de corps, on commence à douter de la répétition même. On se prend à chercher des repères : un geste, un saut, un son — comme ce claquement de main qui revient régulièrement à nos oreilles et finit par disparaître, usé par son incessante redite. Nous voilà transformés en exégètes du mouvement, en fin limier, traquant en vain la forme et le sens de cette rengaine aux frontières de l’absurde.

Et comme on sait que la répétition du geste a longtemps était au cœur du processus créatif en danse — instrument de domestication des corps en quête d’excellence, figure de style ou expression rituelle — la question de la signification s’impose d’emblée. 
Dans As as Far, l’acte répété ne gagne pas en perfection technique, ne semble pas ouvrir sur un quelconque au-delà. Au contraire. Il altère et dérègle dans le sens d’un amoindrissement. Il use les forces, rogne les contours du visible, ramollit les ardeurs, brise les rythmes, efface les silhouettes, réduit les élans vitaux.
La lumière perd de son intensité, la peau nue des danseurs se couvre de robes sombres — monastiques. La scène est peuplée de fantômes qu’on imagine grimaçants, mus en des danses larvaires, primitives. Les corps se taisent alors que la musique redouble de violence. Comme si, soumise à une temporalité cyclique, la mémoire des gestes était vouée à se perdre, à disparaître dans l’identique. 

D’après Alban Richard, sa pièce n’aurait ni prologue, ni fin, reprise incessante du même motif avec ses variations symphoniques, ses moments d’accalmie et ses emportements. Une sorte de matérialisation du mythe de l’éternel retour nietzschéen ?
Pourtant, on ne peut s’empêcher de voir une finalité dans cette dissolution du motif, cette évanescence qui semble irrémédiable. Ou pire, une moralité ! Bref, on reste perplexe, le corps ému — et pour longtemps encore— par les stridences de la musique électronique de Laurent Perrier.

As far As
Chorégraphie; Alban Richard
Avec
Cyril Accorsi, Mélanie Cholet, Max Fossati, Laurie Giordano, Laëtitia Passard 

— Assistante chorégraphique : Daphné Mauger
— Lumière : Valérie Sigward
— Musique : Laurent Perrier
— Costumes : Corine Petitpierre