ART | CRITIQUE

Arts Le Havre 2010

PEmmanuel Posnic
@21 Oct 2010

Pour sa troisième édition, la Biennale du Havre joue l'audace et confirme l'attrait de l'art contemporain pour la bande dessinée. Mieux que cela, elle fonde son projet sur leur «point de contact» et la légitimation de cette «nouvelle scène de l'égalité».

Depuis quand finalement la bande dessinée n’avait-elle pas été invitée par l’art contemporain dans le cadre d’une grande manifestation artistique? Depuis jamais. La Biennale d’art contemporain du Havre ouvre la voie à une association inédite entre artistes de bande dessinée et artistes installés dans la sphère de l’art contemporain. Une association à part égale, balayant ou presque les clichés tenaces d’un art réputé mineur face à un art à l’exigence et l’élitisme froids.

Des clichés tenaces malgré les tentatives du Pop Art dans les années soixante et les multiples citations bd de Lichtenstein. Malgré les aller retour totalement conscients qu’opèrent depuis de nombreuses années des artistes comme Fahlstrom, Shaw, Murakami, Delvoye ou Pettibon. Malgré l’émancipation d’un médium resté longtemps entravé dans ses propres codes de lecture mais qui a su, depuis le roman graphique, migrer vers de nouvelles formes de narration.

Une gageure qu’un personnage comme Jean-Marc Thévenet était peut-être l’un des seuls à corriger. Scénariste de bande dessinée pour les historiques éditions Futuropolis, ancien directeur du festival d’Angoulême passé par la production audiovisuelle et le commissariat d’exposition, il est depuis 2008 le commissaire général de la Biennale et l’un des artisans de ce «point de contact» comme lui-même le définit.

La Biennale du Havre 2010 respire de partout cet état d’esprit. A la naissance de ces connexions inédites, la faculté des artistes contemporains à voyager dans les nouveaux territoires de l’image. Ceci combiné au moment où la bande dessinée n’a elle-même jamais été aussi aventureuse. Deux univers qui ne pouvaient que se rencontrer dans ce qu’Alain Berland, conseiller artistique associé à la Biennale, nomme «la nouvelle scène de l’égalité». Ici, la bande dessinée n’est pas la caution populaire de l’exposition, ni même le simple faire-valoir de l’art contemporain. Butiner dans l’un ou l’autre de ces pots fait désormais sens pour une génération d’artistes qui a participé à la réactualisation du dessin contemporain.

Une Biennale sans complexes donc et qui arrive à point nommé. Pour rappeler la tutelle des «anciens», Jean-Michel Alberola, Gérard Deschamps, Wim Delvoye et Raymond Pettibon en tête; offrir une belle visibilité aux nouveaux «tauliers» du genre, Virginie Barré, Guillaume Pinard et Jochen Gerner; et donner à voir le laboratoire des nouvelles combinaisons dont Abdelkader Benchamma, Achraf Touloub, Ilan Manouach et le duo Ruppert et Mulot entre autres forment à coup sûr les rangs.

L’emblème de cette Biennale pourrait être l’installation de Virginie Barré, visible depuis le front de mer à l’endroit où une centaine d’années plus tôt les Monet, Sisley et Pissarro inventaient l’Impressionnisme. A Sainte-Adresse précisément, sur les cabines de bain de la Société des régates du Havre. Les petites façades alignées devant la Manche servent de supports aux visages et situations de fictions de Virginie Barré, comme autant de cases d’un album à imaginer.
Cette vaste histoire graphique, empruntant ses traits aux figures du cinéma (Kubrick, Mitchum, Deneuve), aux albums familiaux de l’artiste et à un ensemble de ressorts visuels travaillés depuis des années, loge dans une mirifique mythologie personnelle, matrice de toutes ses mises en scène.
A Sainte-Adresse, Virginie Barré ouvre un livre grandeur nature, un diaporama total, mais débarrassé des contraintes de narration ou des formats de l’édition. Emblème disait-on, et même véritable manifeste d’une émancipation, l’installation de Virginie Barré signe bien le redéploiement du dessin dans de nouveaux espaces de monstration.

La question d’une identité «bande dessinée» ou «art contemporain» ne se pose justement pas. Même observation chez Guillaume Pinard qui applique au dessin le séquentiel du film (dramaturgie, répétition de scènes) dans un univers opérant entre naïveté des formes et fresque naturaliste sombre.

A l’inverse, c’est dans une référence totalement assumée à la bande dessinée que Wim Delvoye, Jochen Gerner ou Christophe Blanc évoluent. Chacun tirant parti de la popularité du médium pour en livrer une vision iconoclaste. Wim Delvoye, qui pour les besoins de ses tatouages sur peau de cochon, emprunte à Walt Disney ses célèbres personnages et rejoue à leurs dépens la scène de la Crucifixion. Jochen Gerner, qui en effaçant la quasi totalité des phylactères de Tintin ou de Lucky Luke, réinvente une histoire en creux de leurs aventures à la fois abstraite, irréelle et poétique. Quant à Christophe Blanc, c’est à la figure du super-héros qu’il rend hommage, non sans avoir écorné sa belle image de justicier et d’habile défenseur des opprimés.

Si, comme le répète Jean-Marc Thévenet et Alain Berland, la Biennale pose les jalons d’un «manifeste» pour la rencontre de l’art contemporain et de la bande dessinée, elle constitue surtout le lieu de la légitimation de la bande dessinée contemporaine. Au départ postulat idéologique assez audacieux puisque personne, hormis Antoine de Galbert à la Maison Rouge (l’exposition «Vraoum» en 2009 explorait l’histoire de la bande dessinée), n’avait eu l’ambition de faire une synthèse de ce genre, le projet du Havre pourrait se transformer en belle réussite critique et économique.

Réussite critique parce qu’elle fait la part belle à des auteurs bien connus de la scène graphique indépendante mais encore en retrait, sinon méconnus du réseau de l’art contemporain. Et économique, parce que cette situation évolue et l’effet biennale ne fera que le confirmer.
Ce n’est pas un hasard si l’on observe depuis quelques années les galeries Anne Barrault, Philippe et Nathalie Vallois ou encore Sémiose, pour ne citer que le contexte parisien, miser sur la créativité d’artistes issus de l’illustration (Killoffer, Gerner, Winschluss, Dégé, le duo Hippolyte Hentgen entre autres).

L’exposition collective au Musée maritime est le moment de la Biennale où se cristallise le mieux les interpénétrations. Winschluss, Brecht Evens, Amélie William Levaux montrent que leur vocabulaire graphique ne peut se contenter du format bande dessinée. C’est encore plus vrai chez Ruppert et Mulot qui, sans se départir du récit, envisagent sa progression dans un dessin «sculptural», en usant comme à leur habitude de procédés propres à l’animation cinématographique.
La synthèse opérée chez Achraf Touloub et Abdelkader Benchamma est tout aussi stimulante. Achraf Touloub octroie à l’onomatopée ou aux super-héros typiques de la bande dessinée les vertus d’un étonnant syncrétisme. Quant à Abdelkader Benchamma, ses vertigineux dessins muraux trouvent une issue dans une extension sculpturale qui prolonge leur énigme sismique.

En explorant un territoire en friche, la Biennale du Havre ouvre de multiples possibilités. S’autoriser à exposer la bande dessinée n’est pas le moindre de ses possibles. Considérer la bande dessinée comme un médium à part entière de la planète art contemporain, au même titre que la performance, la photographie ou la vidéo, et envisager également sa migration à l’intérieur de ceux-là est un autre grand pas en avant.

Malgré ses restrictions budgétaires et géographiques, son relatif manque d’envergure internationale, la Biennale du Havre présente de sérieux atouts. D’instance de légitimation pour la bande dessinée, car cette édition parle avant tout de cela, elle pourrait devenir le rendez-vous, non plus de cette égalité revendiquée, mais plutôt de la rencontre naturelle entre la bande dessinée et l’art contemporain.

— Hippolyte Hentgen, Sans titre, 2010. Acrylique et encre sur papier Arches. 172,5 x 114 cm
— Achraf Touloub, Prière de l’Isha, 2008. Acrylique sur toile. 150 x 150 cm
— Florent Ruppert & Jérôme Mulot, 10 x 10. Post-Its, 2007. 20 x 16 cm
— Jochen Gerner, Abstraction, planche n° 30 / 60, 2010. Encre noire sur support imprimé. 17,8 x 12,7 cm
— Virginie Barré et Stéphane Sautour, Rouge total, 2001. Dessin animé

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