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Arts et artistes au miroir de l’économie

Les principes analytiques de l’économie appliqués aux artistes et à leur production : problèmes de la marchandisation de l’art, de la pérennité de l’œuvre, des conséquences et des enjeux de sa reproductibilité, etc. Des problématiques constantes à l’ère de la globalisation, dont cette étude rend compte avec objectivité.

— Éditeurs: Unesco, Paris / Economica, Paris
— Année : 2002
— Format : 24,50 x 16 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 316
— Langue : français
— ISBN : 92-3-203834-X
— Prix : 29 €

Introduction
par Xavier Greffe (extrait, pp. 1-4)

Les arts impriment le développement économique et social à travers la création d’emplois, l’ouverture de nouveaux marchés, l’intégration sociale, l’amélioration du cadre de vie. Pourtant, les économistes n’ont jamais vraiment intégré les arts dans leurs analyses. Habitués à arbitrer entre ce qui profite et ce qui nuit, à la limite entre ce qui est juste et ce qui l’est moins, ils ne le sont guère à distinguer ce qui est beau de ce qui ne l’est pas. Ayant pour vocation de déterminer des utilités et des prix, ils restent démunis face à des activités dont la fonctionnalité est mal perçue. Lorsque les artistes se confondaient à des artisans, ils pouvaient au moins valoriser l’activité de l’artiste comme celle de l’artisan. Ce temps passé, et face à des défis tels que ceux de l’art pour l’art ou les fluctuations du prix des œuvres d’art dans le temps, ils suggèrent avec difficulté d’autres fonctionnalités et d’autres valeurs. Comment, dans ces circonstances, éclairer l’empreinte économique des arts et la lier au fonctionnement d’ensemble de la Société sans, verser dans le maelström des pétitions de principes ou des procès d’intention ?

« L’œuvre d’art n’a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l’avenir » nous rappelle André Breton [Introduction au discours sur le peu de réalité, Paris : Gallimard, 1950, p. 221], et Walter Benjamin de préciser : « L’une des tâches primordiales de l’art a été de tout temps de susciter une demande en un temps qui n’était pas mûr pour qu’elle pût recevoir pleine satisfaction » [L’Œuvre d’art (dernière version de 1939), in Œuvres, Paris : Gallimard, Folio essais, 2000, p. 306]. Tout le défi économique de l’art est ici circonscrit : comment prêter des valeurs à des choses jusqu’alors inconnues ou peu identifiables ? L’exploration de cette valeur esthétique se révèlera pleine de difficultés. Bien original est ce marché qui associe la créativité des artistes, la déstabilisation recherchée des goûts et le degré de conviction des critiques.

D’autres approches de la valeur élargiront-elles ces perspectives ? Une valeur de développement tient à l’effet favorable des arts sur le développement. Dans leur versant productif, les arts aident à la création de nouvelles références, modèles et produits, fondant ainsi les industries de la créativité. Ils produisent des compétences qui, utilisées dans des secteurs non artistiques, en améliorent la qualité. Ils ré-enchantent les lieux de consommation. Dans leur versant social, les pratiques artistiques sont censées renforcer les identités des individus et créer du lien social. Dans leur versant territorial, les créations artistiques peuvent améliorer le cadre de vie et renforcer l’image de marque des territoires. La valeur d’activité ouvre une autre approche — les arts étant à la base de dépenses de transport, de restauration, d’achats de produits, leur valeur peut dériver de celle de ces activités, ce qui conduira peu à peu à faire glisser les arts dans la filière des loisirs ou de l’entertainment. Cette re-fonctionnalisation de l’analyse des arts enrichit leur mise en perspective économique, mais ajoute aux défis de la valeur esthétique les risques de l’intervention de groupes de pression ou de la mise sous tutelle des artistes.

L’analyse des marchés des services artistiques n’en est que plus complexe. L’analyse de la demande se heurte à la difficulté d’interpréter la nouveauté et la qualité des biens considérés. L’analyse de l’offre est alors caractérisée par les risques que font peser une incertitude existentielle et l’importance des coûts noyés. L’artiste est le premier à ressentir ces contraintes. À la convergence de logiques de valorisation différentes : artistiques, politiques, marchandes, il est l’entrepreneur de ses propres talents. La production artistique gagne donc à être considérée de manière dynamique car elle ne cesse de corriger des déséquilibres au prix de nouvelles contraintes. Trois tensions animent ces dynamiques : entre création et patrimoine; entre œuvre d’art et industries culturelles; entre optimisme et pessimisme culturel.

Toute création s’inspire du patrimoine existant et a vocation à l’enrichir une fois réalisée. Les activités artistiques auront plus ou moins de distance avec le patrimoine, plus grande pour le spectacle vivant, plus étroite pour la peinture et les arts plastiques. Même les monuments ou les musées n’échapperont pas à cette dialectique dans la mesure où il leur faut se mettre en scène, réinterpréter leurs messages selon les moments du temps. Cette installation dans la durée conduit à poser le problème des rentes artistiques ou culturelles. Sont-elles justifiées, par exemple lorsqu’elles prennent la forme de droits d’auteur ou de droit de suite ? Leur recherche ne va-t-elle pas interférer sur la définition du patrimoine ?

La liaison entre œuvre originale et produits culturels est souvent dénoncée : en raisonnant en terme de filière allant de l’œuvre originale aux produits en boîte, on finit par légitimer la création artistique par les goûts du marché. Cette pression par l’aval ne cesse d’ailleurs d’augmenter avec la numérisation et l’Internet, puisque les marchés y deviennent de plus en plus importants et perméables. l’œuvre d’art y prend la forme d’un algorithme, déclinable sur différents supports et faisant même appel à la contribution des utilisateurs. Comment identifier alors le créateur, l’utilisateur et même le produit ? Les nouveaux majors qui gèrent ces transformations seront d’ailleurs moins intéressés par la spécificité directe du bien artistique que par la durée d’exposition des messages qu’ils émettent à cette occasion. La valeur de l’œuvre devient une valeur d’exposition dérivée, celle qui rend la publicité profitable mais affaiblit l’aura de l’œuvre d’art.

Pour certains économistes, la production de biens artistiques ne peut être assurée par le marché pour des raisons variées, au premier rang desquels l’absence de gains de productivité qui crée une maladie des coûts ou la présence d’effets externes qui incite à leur mise sous tutelle. Face à ce pessimisme culturel, d’autres considéreront que le marché respecte la diversité des goûts, permet la meilleure rencontre possible entre artistes et utilisateurs, et suscite l’innovation artistique. L’État doit donc abandonner ses prétentions à mettre les arts sous son couvert quitte à conserver un rôle de financeur. Chardin, Mozart, les Sœurs Brontë, Tolstoï;, les impressionnistes et les compositeurs de Blues sont ici évoqués comme des artistes dont la partie la plus créative de leur vie a été associée à un rapport direct avec un public qu’ils avaient su mobiliser, là où les artistes officiels ne connaissent d’autres estimes que celles de l’État ou de ses coteries. Ils font leur la célèbre phrase de P.L. Courier : « Ce que l’État encourage languit, ce qu’il protège meurt » [Paul Gauguin, The Writings of a Savage, edited by D. Guérin, New York : Viking Press, 1978, pp. 29-32]. Ce d’ébat est aujourd’hui redéployé par la globalisation des marchés, l’exception culturelle étant évoquée comme rempart de la production artistique, là où d’autres préfèrent parler en terme de diversité culturelle.

Avant d’envisager ces dimensions, il convient de préciser la contribution de ces économistes et ses limites. Là où des économistes sont mobilisés en permanence pour justifier des subventions publiques, d’autres, moins complaisants, sont vilipendés comme obscurcissant la noblesse de la démarche artistique et introduisant les marchands dans le temple. Or vivre les rapports entre l’économie et les arts sur le seul mode de la dénonciation est au moins aussi insatisfaisant que de les vivre sur le mode de l’apologie. Dans une économie post-moderne où la création de signes est déterminante, une économie des arts doit éclairer les facteurs de l’émergence ou de la disparition des activités artistiques. Mais cette économie des arts ne saurait substituer des logiques économiques aux logiques artistiques. Les coûts d’un tel abus seraient des plus élevés : le classement des sites s’effectuerait en fonction de leur potentiel touristique, des spectacles seraient éliminés au nom d’un taux de rendement insatisfaisant; etc.

Cette précaution prise se pose un problème de méthode. Doit-on considérer de manière intégrée ou séparée le spectacle vivant, le patrimoine, les arts plastiques, la littérature, les productions audiovisuelles, etc. ? Une approche intégrée permet d’aller au cœur des problèmes de valorisation, d’incertitude et de risque et elle évite de plonger d’emblée dans des spécificités qui servent le plus souvent de paravent aux groupes de pression.

En respectant de tels cadres, les économistes peuvent espérer rendre compte de l’empreinte économique des arts et enrichir certaines des interrogations que la société porte sur ses activités économiques : sont-elles un facteur de développement ou de gaspillage de ses ressources ? Échappent-elles au jeu des groupes de pression et aux conflits d’intérêt ? Comment des personnes peuvent-elles s’y investir et en retirer un revenu décent ?

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Unesco et Economica)

L’auteur
Xavier Greffe est professeur d’économie des arts et médias à l’université de Paris I — Sorbonne, où il dirige le Dess d’Économie de la culture. Expert auprès de la commission de l’Union européenne et de l’OCDE, ses derniers ouvrages publiés sont L’Emploi culturel à l’âge du numérique (1999) et Managing our Cultural Heritage (2001).