ÉDITOS

Arles, les copains d’abord

PAndré Rouillé

Le commissariat des Rencontres de la photographie d’Arles a été cette année confié à Raymond Depardon, l’un des plus célèbres reporters-photographes français, membre de l’agence Magnum. Le précédent commissaire invité avait été Martin Parr, l’un des plus célèbres reporters-photographes anglais, membre, lui aussi, de l’agence Magnum. Tous deux ont été sollicités par François Hébel, Directeur des Rencontres, qui a dirigé pendant douze ans l’agence Magnum. Et, naturellement, plusieurs photographes de l’agence Magnum — Guy Le Querrec, Jean Gaumy, Susan Meiselas, Josef Koudelka, Lise Sarfati, etc. —, figurent à la programmation. Ce sont des faits, certainement pas des coï;ncidences, peut-être des convergences d’intérêts, en tous cas des orientations esthétiques et des points de vues sur la photographie. Nullement, de la part des Rencontres d’Arles, le signe d’une ouverture

.

La programmation est conçue par Raymond Depardon sous la forme de trois grands hommages. Hommage à ses maîtres, qui sont tous américains : c’est la section «Influences» ; hommage à ses copains, qui, à l’exception notable de Sophie Ristelhueber, sont tous reporters: c’est la section «Compagnons de route» ; hommages, également, à ceux qu’il rassemble dans le groupe nommé tour à tour les «Émergences» ou les «Photographes du politique et de la société», ce qui, par parenthèse, est déjà une façon de circonscrire le champ desdites émergences au champ du reportage. A cette programmation, et indépendamment d’elle, s’ajoute une intéressante sélection de photographes contemporains confiée à cinq personnalités.

C’est la loi du genre, l’hommage profite autant à celui qui le rend qu’à ceux auxquels il s’adresse. Même si Raymond Depardon a l’élégance de ne pas exposer ses propres travaux, c’est un autoportrait qu’il tisse au travers de ses maîtres et amis.
Au fil des expositions prend donc forme cet autoportrait virtuel. S’il fallait le décrire, il serait en noir et blanc, d’un format ne dépassant guère le 30 x 40 cm, esthétiquement situé au croisement du reportage français d’expression des années 70-80 et de la grande tradition américaine de la photographie documentaire et de presse. A l’écart de la galaxie humaniste des Cartier-Bresson et Doisneau, et totalement déconnecté des évolutions immenses que la photographie a connues depuis le début des années 1980.

En tant que commissaire, et fort d’une solide réputation, donc en tant que «maître» à son tour, Raymond Depardon délivre ses appréciations en exergue de chacune des expositions. Parfois à la lisière du paternalisme, ces appréciations oscillent entre la justification du choix opéré, le signe d’amitié et l’hommage rendu au talent du photographe. A Lise Sarfati : «Elle est exigeante, elle sait ce qu’elle veut, elle fait partie des meilleures photographes contemporaines». A Gilles Leimdorfer : «Enfin un jeune photographe qui travaille sur la France, et en plus en couleur!». A Frank Gérard : «Un œil vif, plein d’humour, de malice et d’espièglerie, un vrai regard… quel plaisir!», etc.

Nul doute que Raymond Depardon est aussi grand que beaucoup de ses maîtres et amis. Mais son talent de photographe et son regard de commissaire sont trop limités au reportage, un territoire de la photographie dont l’importance et la vitalité sont, depuis près d’un quart de siècle déjà, confrontés à la concurrence croissante de nouveaux types d’images d’information, et surtout à l’essor de la photographie en tant que matériau de l’art contemporain que Depardon ignore — ou veut ignorer à Arles.

Une autre loi de l’hommage est d’orienter les choix vers les individus plutôt que vers les œuvres: «J’ai d’abord choisi des auteurs avant les œuvres photographiques», précise Depardon dans son introduction. Ce qui n’est pas sans effet sur la sélection des images finalement proposées, et ce qui déplace l’axe de la manifestation des «œuvres» vers les «auteurs» (les «auteurs» d’abord, avant les «œuvres»).

Enfin, l’hommage imprime au regard du commissaire une orientation rétrospective, voire nostalgique, plus que prospective : «J’ai voulu, note encore Depardon, éviter les pièges notamment les découvertes à tout prix, obsession forcenée de beaucoup de festivals. Je dois l’avouer, j’étais plutôt sensible au désir de mettre un peu de lumière sur des photographes un peu oubliés».

Ces orientations se traduisent par des expositions à fort caractère patrimonial (celles des «Influences» et des «Compagnons de route») présentant des images célèbres de photographes célèbres. Images vues et revues, publiées et republiées, encadrées sous marie-louise, sagement, et souvent élégamment, alignées sur les cimaises. Mais finalement invisibles.
Car, aussi sublimes soient-ils, les chefs-d’œuvre, à force d’avoir été vus, se sont transformés en stéréotypes visuels, incapables de captiver, ou même de simplement retenir le regard et de ralentir le corps dans les expositions.
Ce risque d’invisibilité est encore accentué par le caractère souvent sériel des œuvres photographiques, et par les accrochages linéaires, équidistants et sans aspérités de cadres identiques de petites dimensions. C’est par exemple le cas pour l’exposition des soixante quatorze clichés de la belle série Nos vies et nos enfants de Robert Adams.

En fait, à trop vouloir se départir d’une soi-disant «obsession forcenée de beaucoup de festivals» pour les «découvertes à tout prix», Raymond Depardon tombe dans le «piège» inverse: celui de la nostalgie, celui de proposer une programmation plus patrimoniale et muséale que festivalière, celui de négliger totalement les productions contemporaines, et celui de réduire la section «Émergences» au seul reportage (en couleur) des «photographes du politique et de la société».

Cela pose évidemment la question de la configuration à donner aujourd’hui à un festival de photographie tel que celui d’Arles. Que la configuration actuelle se traduise par une hausse de la fréquentation, on ne peut que s’en réjouir. Mais cela signifie-t-il pour autant que cette configuration est celle dont la photographie a aujourd’hui besoin ? Rien n’est moins sûr.

A un moment où le monde des images est en pleine transformation, et où les formes de la création empruntent des directions toujours plus inattendues, au lieu de se replier sur un petit territoire autour de la pratique du reportage et de quelques agences comme Magnum et Vu, il vaudrait sans doute mieux prendre à bras le corps les immenses bouleversements qui affectent la photographie dans ses pratiques, ses usages, ses techniques et bien sûr dans ses œuvres.

La condition d’émotions inouï;es, ce serait de capter, de montrer, et de faire découvrir et comprendre ce qui est en train de s’inventer dans tout l’espace de la photographie ; ce serait de nous entraîner hors des sillons coutumiers de la photographie et du petit cénacle des copains et maîtres ; ce serait, en inversant la posture choisie par Raymond Depardon, d’adopter un regard résolument prospectif et de dé-cou-vrir «obsessionnellement».

Cela était heureusement le projet initial des Rencontres d’Arles qui ont dès leur début offert à nos yeux éberlués les images inouï;es de tous ces maîtres de la photographie américaine que l’on nous montre aujourd’hui à nouveau, trente sept ans plus tard…

André Rouillé.

English translation : Rose Marie Barrientos

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Couverture du catalogue : Les Rencontres d’Arles 2006, Actes Sud, Arles, 2006.

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Catalogue : Les Rencontres d’Arles 2006, Actes Sud, Arles, 2006.
Les citations sont extraites du texte de Raymond Depardon, «Les influences, les compagnons de route, les émergences», publié dans le catalogue.
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