ART | CRITIQUE

Anywhere, Anywhere out of the world

PFrançois Salmeron
@20 Nov 2013

Pour la première fois de son histoire, le Palais de Tokyo se trouve investi par un seul artiste. Ce privilège revient à Philippe Parreno qui, à travers «Anywhere, Anywhere out of the World», propose une rétrospective de ses travaux. Il compose alors un grand ballet mécanique dans un Palais de Tokyo fantomatique qui nous semble sonner étrangement creux.

«Anywhere, Anywhere out of the World»: de prime abord, un tel titre résonne en nous comme une invitation au voyage, à l’onirisme. Sortir de la réalité apparaitrait alors comme le programme de cette exposition concoctée par Philippe Parreno qui, à la manière d’un rétrospective, rassemble bon nombre de ses œuvres. Mais, plutôt que de proposer une simple compilation chronologique de ses travaux, l’exposition se définit comme une sorte de grand ballet mécanique, dans un Palais de Tokyo investi pour la première fois par un seul artiste.

«N’importe où, n’importe où pourvu que ce soit hors de ce monde»: mais finalement, plutôt que d’une invitation au voyage, ne s’agirait-il pas en fait d’un appel à la fuite? En effet, la répétition du terme «Anywhere» nous ferait davantage penser à une forme d’exaspération ou de désespoir dans la voix de celui qui prononcerait une telle assertion: fuir n’importe où, fuir!… pourvu que je ne me trouve plus pris dans les mailles de ce monde. Que l’on m’emporte n’importe où.

Mais pourquoi proférer une telle négation de notre monde? Pourquoi un tel désir d’en finir au plus vite avec lui? Et pour fuir où? Dans un outre-monde, ou dans un monde de simulacres? Pour nous élever dans un monde métaphysique, ou pour nous enfoncer dans une caverne ténébreuse peuplée de faux-semblants?

En attendant, le monde qui va s’ouvrir à nous demeure un vaste monde: les 22000 m2 du Palais de Tokyo. Avant même de pénétrer dans le lieu d’exposition, l’entrée du Palais est ornée d’une marquise lumineuse, à la manière d’un théâtre de Broadway. Aucune annonce n’est pourtant faite ici, aucun nom de spectacle ou d’exposition n’est brandi. Une fois dans le Palais, derrière les guichets, un grand panneau lumineux nous accueille, dont le but serait de faire apparaître chaque visiteur ou employé comme une ombre chinoise. Mais ne voudrait-on pas plus précisément nous transformer en de simples marionnettes?

On s’engouffre alors dans un immense couloir, absorbé par l’écran géant (TV Channel) qui projette en boucle plusieurs films de Philippe Parreno. Un visage de nouveau-né apparaît. Une plume se promène sur du papier, dont en perçoit en audio le grattement sur le manuscrit. La bande-son s’emballe dans des bruits mécaniques oppressants, auxquels font suite les échos de quelques légères notes de piano semblant provenir d’ailleurs: d’emblée, le spectateur se fait écraser par la puissance de feu et la taille des installations.
Puis la boucle de films reprend aussitôt, présentant désormais une ribambelle d’enfants en pleine manifestation, scandant en chœur: «No more reality!!!». Et plus on s’approche de l’écran géant, plus l’image des jeunes manifestants se brouille et devient finalement illisible. Comme si la réalité nous échappait, alors même que l’on pensait pouvoir s’en approcher, voire peut-être même la saisir.

Ainsi, les enfants nous proposent d’abolir la réalité. Mais au profit de quoi? Faire disparaître toute réalité première pour lui substituer un monde de simulacres. Préférer la copie à l’original, l’apparence à l’être, le fantôme au vivant, le signe au référent. Produire un pur jeu de simulacres qui se substitue au réel. Remplacer le vrai par les signes de son existence, à l’image du pianiste Mikhaïl Rudy, dont l’interprétation a été enregistrée par un robot et restituée sur un piano mécanique.

En effet, tout au long du parcours, «Anywhere, Anywhere out of the World» est scandée par une petite musique: la pièce Petrushka d’Igor Stravinsky, qui raconte d’ailleurs l’histoire de marionnettes qui accèdent à la vie et aux sentiments humains. Ainsi, derrière l’écran géant de TV Channel se trouve un piano programmé pour jouer les mouvements de Petrushka. On voit les touches s’enclencher ou les pédales s’actionner automatiquement, comme si un fantôme invisible jouait la partition. Pourtant, la musique nous semble particulièrement froide, sans saveur ni souffle ni swing. Est-ce possible que cette musique ait été enregistrée par un virtuose? Mais pourquoi nous parait-elle ici si dénaturée, si désincarnée? La beauté de Petrushka ne nous traverse pas. Car ici, la musique n’est pas prise pour elle-même: elle n’est qu’un artifice, une petite mélodie qui meuble le Palais de Tokyo, et au mieux, nous divertit.

Un peu plus loin, la musique de Petrushka joue de concert avec des installations lumineuses. La mécanique impeccable mais sans âme de la pièce se trouve alors complétée par un chant à plusieurs voix, exécuté par les installations lumineuses. Plongés dans le noir, nous observons les éclairages s’allumer ou s’éteindre, et proposer diverses intensités que traduisent les grésillements des ampoules. Ils semblent ainsi interpréter une partition musicale. Les néons clignotent, s’estompent, ou s’activent tous en chœur, prenant alors des allures de signal d’alarme. Car lorsque tous se mettent en branle, on se dit que c’est l’alerte, le moment de l’évacuation: il faut fuir, fuir au plus vite hors de ce monde.

Ce monde que nous ouvre Philippe Parreno s’avère être un monde mécanique, où chaque geste semble avoir perdu de sa spontanéité pour laisser place à un spectacle froid, implacable, hanté par des automates, des simulacres ou des fantômes, et creusé par des vides, des absences, donnant à l’ensemble des allures mélancoliques, angoissantes. On accède ainsi à une salle des machines, véritable centre névralgique de l’exposition, où a été configuré le programme qui tourne en boucle. Les coulisses de l’exposition font alors partie intégrante de celle-ci, à la manière de la rétrospective de Pierre Huygue au Centre Pompidou, où certains murs sont creusés ou cassés pour que l’on puisse apercevoir le back-stage, l’envers du décor. Ici, on perçoit donc une salle des machines remplie de fils et de boitiers d’alimentation, où l’on réaccorde aussi les pianos.

«Anywhere, Anywhere out of the World» est également trouée d’absences. How can we know the Dancer from the Dance? présente une rotonde vide qui tourne sur elle-même. On entend seulement des bruits de pas qui ont été enregistrés lors des répétitions d’une troupe de danse, comme s’il s’agissait de peupler de leurs fantômes cette scène restée déserte qui tourne à vide. Automated Doors nous afflige encore par sa vacuité: deux portes automatiques s’ouvrent et se ferment. Ces portes fonctionnent comme un système déconnecté de tout rapport au réel: elles ne réagissent plus à la présence d’un objet ou d’un être pour s’actionner. Elles fonctionnent hors de toute référence réelle, aucune présence effective ne les détermine, elles auto-génèrent leur propre mouvement suivant le programme de l’ordinateur central. Le rêve de Philippe Parreno serait alors de disparaître hors du monde, et de le laisser aux mains d’ordinateurs préprogrammés par l’intelligence humaine, répétant infiniment la fonction qu’on leur aura assignée. L’artiste voudrait disparaître derrière ses machines et leur inquiétante roideur simulant l’existence et la créativité humaines.

La vidéo Marilyn semble d’ailleurs tout à fait caractéristique de cette tendance. Elle présente l’intérieur cosy d’une chambre d’hôtel, restitution de celle qu’habitait Marylin Monroe dans les années 50. La lumière est tamisée, la moquette moelleuse, un piano résonne encore, un sofa se dresse derrière une table basse où sont disposés un bouquet de fleurs, deux verres et un seau à champagne. Dans notre imaginaire, l’ambiance de cette charmante chambre concorde tout à fait avec l’image glamour que l’on se fait de l’icône Marilyn.
Pourtant, quelques éléments angoissants surgissent tour à tour. Soudain, la sonnerie aiguë d’un téléphone nous fait sursauter. La plume qui glissait sur le papier à lettres de l’hôtel se répète, et repasse sur les mots qu’elle a déjà tracés. Le champ de la caméra s’élargit alors, et l’on découvre stupéfaits que ce n’est pas une main humaine, mais une machine programmée pour imiter l’écriture de Marilyn, qui manipule le stylo depuis le début de la vidéo. L’angoisse est saisissante: une énorme machine trône derrière le bureau et vient littéralement casser le côté glamour que l’on prêtait à ce décor. De même, la voix off est un logiciel configuré pour reproduire la voix originale de Marilyn. On se trouve en fait plongés dans un monde de purs simulacres, restituant quelques qualités d’un être réel. Mais l’essence de Marilyn n’est pas là: les prouesses des simulacres ne produisent qu’une apparence, un fantôme. La fin de la vidéo vient d’ailleurs dévoiler l’envers du tournage et divulguer son caractère factice: un travelling arrière révèle les coulisses et régies techniques entourant le plateau de tournage.

«Anywhere, Anywhere out of the World», c’est donc un monde de faux-semblants où les copies prennent la place des modèles, où la pénombre des cavernes, incarnées par les dédales du Palais de Tokyo, se substitue à la lumière du vrai. Dans Fade To Black, les œuvres fluo ne se révèlent que lorsque la lumière s’éteint, et lorsque celle-ci se rallume, nous nous trouvons éblouis, à la manière de l’esclave platonicien, enfermé dans la Caverne, qui réussit à s’en échapper mais demeure aveuglé, une fois dehors, par la lumière du jour. La Bibliothèque clandestine pensée par Dominique Gonzalez-Foerster veut nous égarer dans un monde fait de méandres et de faux-semblants, alors que le reste de l’exposition se déroule dans la pénombre des sous-sols du Palais de Tokyo. On y rencontre Annlee, image purement virtuelle défaite de tout lien avec le réel. En effet, Philippe Parreno et Pierre Huygue ont racheté ses droits puis l’ont affranchie: le personnage devient alors un pur signe, il se définit lui-même comme imaginaire, et se trouve libéré de tout rôle ou de toute idéologie à endosser. Annlee affirme que son nom n’est qu’une idée, et que l’on peut d’ailleurs l’écrire comme bon nous semble.

Dans le portrait de Zinédine Zidane, qui conclut l’exposition, le footballeur semble paradoxalement déconnecté de la trame du match, alors qu’il en est protagoniste. Il navigue, dérive sur le terrain, dix-sept caméras braquées exclusivement sur lui, et nous privant alors d’une vue globale du terrain. Son équipe, les «Galactiques» du Real Madrid, affronte Villareal. La scénographie propose ici un écran pour chaque caméra, fragmentant le match. Seuls les bruits du stade ou les paroles échangées entre joueurs donnent une continuité au tout. Auteur d’un match médiocre, l’idole Zizou offre tout de même une passe décisive à Ronaldo, et Madrid remporte le match. Mais au-delà des péripéties que l’on peut noter, la réalité du match est défaite. L’unité d’action se trouve brisée, le match apparaît déconstruit, haché, son fil dramatique perdu. Le Français semble nerveux et finit par se faire expulser à la fin de la rencontre. Il quitte alors le terrain et ses projecteurs pour s’engouffrer dans la pénombre du tunnel menant aux vestiaires, comme Philippe Parreno nous a fait quitter la réalité pour nous plonger dans l’obscurité et la mélancolie de son train fantôme.

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