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Antoine Perrot. Les contes (modernes) de Perrot

En premier lieu, c’est la couleur que l’on remarque: les œuvres d’Antoine Perrot sont construites autour du concept de «ready-made color». Derrière le clin d’œil, l’hommage évident à Duchamp, pointe l’idée que la couleur elle-même constitue la matière première de l’œuvre.

Interview par Elodie Palasse-Leroux

Les couleurs, gaies et franches, sans fard ni retouches, attirent l’œil de prime abord. Ensuite, mise en forme et mise en scène intriguent ou amusent : on reconnaît les «ingrédients», des objets de tous les jours -le fameux «territoire commun» qui a donné son titre à son actuelle exposition. Des pailles en plastique alimentaire, des tampons à récurer, du carton ondulé et de la ficelle agricole, des joints de carrelage, et autres artefacts de la vie quotidienne. Antoine Perrot, lui, leur imagine une autre vie, qui les sortira de l’anonymat pour vivre le quart d’heure de célébrité warholien.

Propos recueillis par Elodie Palasse-Leroux

Elodie Palasse-Leroux : Antoine Perrot, doit-on vous considérer comme un grand enfant, qui joue avec les matériaux et coloris droit issus de la cour de récréation? Quelle est la part de sérieux dans vos œuvres: dans les influences dont elles se nourrissent, dans les hommages rendus?
Antoine Perrot : Le propos léger n’est qu’apparent: l’ensemble de mes pièces s’inscrit dans une histoire de l’art abstrait et principalement le minimalisme. Elles conservent la rigueur des processus mis en œuvre et l’impact visuel direct, que la réalisation soit bi ou tridimensionnelle, mais elles inoculent au sein de cette rigueur une nouvelle légèreté, un caractère ludique, un brin d’humour. Ce déplacement, qui crée un nouveau regard, est engendré par les matériaux utilisés, qui ne référent pas à la peinture, mais plutôt aux classes populaires ou à des activités minorées socialement. C’est donc aussi une double revendication: une revendication picturale, la peinture dans son sens le plus large, si elle veut parler d’autre chose que d’elle-même, doit emprunter ses moyens aux matériaux contemporains ainsi qu’aux couleurs qui nous environnent; et une attitude que l’origine des matériaux et la force des couleurs employées spécifient clairement en donnant une dimension sociale à la peinture.

Ce n’est pas ce à quoi on pense de prime abord face à une œuvre, mais la réalisation de celle-ci est certainement très technique, minutieuse; chaque détail n’est-il pas pensé et testé?
Peut-être la question se pose-t-elle quand le regardeur prend conscience que les œuvres s’ouvrent sur un double regard, quand ce qui fait peinture apparaît ne pas être fait justement avec de la peinture. Les processus employés sont très simples. Ils sont même, cela fait partie de ma démarche, facilement reproductibles. Ce qui est long, en dehors de la réalisation des pièces, est de trouver la parfaite adéquation entre les matériaux colorés et le projet pictural. Il y a toujours une première étape qui est la rencontre fortuite d’un matériau et d’une couleur, et l’étonnement de déceler intuitivement des qualités picturales à des pailles, des ficelles, des tampons abrasifs…

Que se passe-t-il ensuite, comment s’enclenche le processus de la fabrication elle-même? Par quelle(s) motivation(s) est-il guidé?
Ensuite il y a une période de latence, avec des essais, des maquettes. Il s’agit souvent de brouiller le regard, d’ajouter à la confusion du matériau et de la couleur — ce qui était violemment condamné par Catherine Millet à propos de Donald Judd — une fusion entre la peinture et les matériaux. Il n’en reste pas moins que les œuvres doivent conserver une sorte d’évidence et se tenir toujours en équilibre entre ce qui dit «peinture» et ce qui énonce le monde dans lequel nous vivons. C’est dans cet équilibre qu’elles sont capables de rendre actifs les spectateurs et de les renvoyer à un double regard. Lorsque ces derniers disent qu’une des caractéristiques de mon travail est d’être ludique et joyeux, tout en convoquant un nouveau regard sur la peinture et sur notre environnement, c’est que les œuvres génèrent par croisement, superposition et déplacement, des sollicitations visuelles très ouvertes.

Quel regard portez-vous sur l’état actuel du marché de l’Art contemporain en France?
Le marché est de plus en plus en train de se segmenter. L’exclusion de galeries de la Fiac en est un bon exemple. Cette segmentation, qui pousserait à croire que le marché de l’art n’est réservé qu’à quelques yuppies fortunés, fait preuve d’un aveuglement qui détruit les possibilités d’essor d’un marché en France. On oublie que le parcours des collectionneurs, comme d’ailleurs celui des artistes, est un parcours qui débute rarement avec les œuvres dites les plus contemporaines ou fortement médiatisées. Il faut conserver une fluidité et la possibilité pour chacun d’être collectionneur à son rythme. Le marché est un feuilletage dont on détruit depuis quelques années les passerelles.

Plus généralement, le marché et l’institution française, qui a une grande part de responsabilité dans cet état de fait, sont en train de pousser les artistes à ne plus construire une œuvre dans la durée, mais à répondre au coup par coup, à basculer dans une culture du projet. Cela induit des attitudes et des œuvres qui ne répondent plus qu’aux lieux institutionnels et à une temporalité qui est celle du spectacle: grandiloquence et monumentalité des œuvres, renchérissement du prix des œuvres, et en bout de chaîne, incapacité des collectionneurs de s’approprier financièrement, mais aussi en termes d’espace, les œuvres.

Et le point de vue de l’artiste, votre position dans ce marché qui répond aux diktats de la «culture du projet» ?
Ma position personnelle est cohérente avec les processus que je tente de mettre en place: mes pièces sont faites pour les regardeurs, pas pour les lieux. Elles n’ont pas à se plier à cette demande de plus en plus pressante du spectaculaire, de l’instantané, du quantitatif, de l’enveloppement par l’œuvre du spectateur qui empêche toute distance critique. Elles ne sont pas destinées à prouver en permanence qu’elles remplissent des lieux disproportionnés par rapport aux espaces où les gens vivent quotidiennement. Elles sont simplement à vivre et je tiens à leur garder cette disponibilité d’appropriation, qu’elle soit symbolique ou réelle, par tous.

Je suis tout de même surpris personnellement d’avoir plus de deux cent pièces dans des collections privées et publiques allemandes, suisses, belges, américaines et seulement une quarantaine en France. Le reproche que l’on fait aux artistes français est de ne pas être suffisamment internationaux, mais la réalité est souvent bien différente… On a l’impression que pour certains d’entre eux, traçant un parcours artistique dans la durée, ce parcours devient «invu» en France. Peut-être qu’on pourra bientôt citer pour de nombreux artistes français sous forme de boutade à propos de l’institution la reconnaissance tardive d’Aurélie Nemours : «Merci de m’avoir passé ma première commande publique… posthume».

Le risque permanent est qu’un certain nombre d’artistes n’obtienne jamais la tranquillité financière qui leur permette de développer leur parcours artistique. On ne peut que être frappé par la persistance de situations de précarité financière ou d’accumulations d’activités alimentaires chez certains artistes dont on penserait à priori qu’ils ne se consacrent qu’à leur pratique artistique.

On vous connaît engagé: au quotidien, quelle est votre action concrète en réponse à ces obstacles et incohérences?
Je crois qu’il est urgent de remettre les artistes au centre et de préserver leur autonomie. Nous avons la chance en France d’avoir un secteur associatif extrêmement fort et diversifié et porté par des initiatives d’artistes. C’est le premier secteur de diffusion artistique, mais aussi les lieux où naissent les jeunes carrières artistiques ainsi que les formes de diffusion novatrices. Mais sa fragilité financière, et l’ignorance volontaire des institutions de ce secteur, empêche actuellement son développement. Pourtant dans de nombreuses grandes villes, si ces associations d’artistes disparaissent, c’est en fait la présence de l’art contemporain qui disparaît. Je participe à l’effort épuisant de donner une visibilité à ce maillage en tant que président de la Fraap (Fédération des Réseaux et Associations des Artistes Plasticiens): je crois profondément que la reconnaissance des pairs est et reste la première étape de tout parcours artistique, il suffit de regarder les biographies de nombreux artistes connus, et que c’est au sein de ses structures associatives que l’approche de l’art contemporain se fait dans la plus grande proximité et dans la plus grande liberté.

Site : www.antoineperrot.net

Traducciòn española : Santiago Borja

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