ART | INTERVIEW

Annie Abrahams

Dans ses performances, Annie Abrahams prolonge et éclaire les pratiques sociales liées à internet. Dans cet univers que nous connaissons tous, nous sommes à la fois seuls face à une machine et en contact avec les autres. Comment nos relations se tissent-elles? Que dévoile-t-on de nous sur la toile?

Annie Abrahams est une artiste encore peu connue en France. Elle expose au CRAC Languedoc-Roussillon («Training for a Better World», jusqu’au 1er janvier 2012).

Aleksandra Smilek. Vous êtes une artiste plasticienne titulaire d’un doctorat en biologie. Pour quelles raisons avez-vous quitté la biologie pour vous consacrer à l’art plastique?
Annie Abrahams. J’ai commencé à faire des études en biologie parce que je pensais pouvoir connaître le monde autour de moi. Mais ces études ne m’ont pas vraiment aidé à donner des réponses à la question «Que dois-je faire concrètement?» J’ai fini par connaître le monde mais je ne me connaissais pas forcément moi-même.
Je viens d’une famille de fermiers. Mes sœurs n’avaient pas la possibilité d’aller à la grande ville. Je me sentais très responsable de cette situation et je voulais créer un monde libre qui ne dépendait pas seulement de l’intellect. Pendant mes études, j’étais donc très politisée. Pendant cette période, je lisais du Dostoïevski tout en me reprochant de ne pas lire du Bakounine. C’est à cette période que j’ai compris que j’étais en train de changer un monde dans lequel je n’avais pas envie de vivre.

Comment, à partir de cette prise de conscience, en êtes-vous arrivé à travailler avec les supports internet?
Annie Abrahams. Après la biologie, je suis allée aux beaux-arts. A l’époque, on y faisait beaucoup d’expressionisme allemand. Pour moi, il s’agissait surtout de me connaître moi-même. Après les beaux-arts, j’ai commencé à me poser la question de la vérité en peinture. Ce thème m’amena vers des tableaux hyper-complexes que les gens cataloguaient comme étant de l’expressionisme abstrait. Hors ceci n’était pas du tout le cas, ma pensée était plutôt traversée par mes lectures de Deleuze et Guattari, en particulier leur conception du chaos.
Par la suite, j’ai commencé à faire des constructions dans l’espace avec mes tableaux. Mon travail parlait de communication, de la peinture et de ses rapports à l’espace. Un jour, un de mes amis m’a proposé un programme informatique pour faciliter la gestion de mes travaux: cela m’a ouvert à l’utilisation d’internet.
Internet m’est apparu comme un espace capable de me donner accès à l’autre, à travers une certaine distance. Dès les années 1990, je parlais d’internet comme un espace public de solitude. Cela peut sembler un peu moins vrai aujourd’hui, mais je pense que c’est toujours le cas. Il y a notamment ce livre de Sherry Turkle, Alone Together, paru récemment et dont le titre est proche de celui d’une de mes premières pièces: Al(l)one (1998).
Le travail via internet semble plus facile à mettre en place. Or, selon moi, c’est un mode de travail très différent. Les machines sont fragiles, elles peuvent tomber en panne. Et puis, la présence de l’autre manque. C’est à partir de cette observation qu’est née la pièce On collaboration. Je me suis demandée ce que pouvait être cette nouvelle dynamique, dans laquelle nous sommes à la fois seuls et en contact avec les autres.

Dans les années 1990, les gens communiquaient par internet via des avatars complètement fictionnels. Aujourd’hui, les réseaux sociaux fonctionnent souvent avec des personnes gardant leur véritable identité, sur le web comme dans la vie active. Discernez-vous une évolution dans la représentation de soi sur internet?
Annie Abrahams. Pour moi, l’image que l’on donne de soi-même aujourd’hui est peut-être plus aseptisée qu’elle ne l’était autrefois. Je pense qu’elle a plus le caractère d’avatar maintenant. Mais, personnellement, je n’ai jamais utilisé d’avatar. J’étais toujours dans le réel.
En gardant une seule identité, nous sommes en train de bâtir une société qui est complètement faussée et bâtie sur des images totalement lisses. Je pense que nous avons intérêt à trouver d’autres voix d’accès à ces images de nous-mêmes.
Dans mes performances, je tente de créer des situations où l’on se dévoile. Dans Angry Women, je réunis 24 femmes qui ne se connaissent pas. Je leur demande de parler ensemble de leur colère. Je sais qu’elles vont finir par se dévoiler, malgré elles.
De même, quand je suis dans une performance, il y a toujours des moments où je me gène, où je me dis que je n’aurais pas voulu montrer cela. Tout mon travail circule autour de cette idée de dévoilement. A l’intérieur de l’univers internet, je tente d’attraper un autre côté de soi, celui qui n’est pas montré.

L’œuvre performance Double Blind (love) dure 264 minutes. Elle vous met en situation d’échanges chantés, les yeux bandés, avec l’artiste Curt Cloninger. Quelle est justement la dynamique de dévoilement que vous avez souhaité montrer dans cette vidéo?
Annie Abrahams. Curt et moi, nous nous étions mis d’accord pour que la performance s’arrête au moment où tous les deux nous sortons de l’écran de la Web Cam. Toutefois, si l’autre continuait à chanter, cela voulait dire qu’il pensait qu’il est encore possible de dévoiler quelque chose. J’estimais que cette performance pouvait durer un quart d’heure, une demie-heure, une heure au maximum. La première fois, je pensais avoir tout eu… mais j’avais un coach et nous nous étions entendus pour qu’il essaie de me faire revenir une fois de plus dans la performance.
Avec le recul, on discerne une véritable relation humaine qui évolue en un temps réduit. C’est comme un opéra, découpé en trois phases: d’abord la rencontre, très mouvementée; puis une recherche de construction autour de ce qui est possible et enfin la déconstruction de cette relation, qui induit son arrêt.

Comment envisagez-vous les relations que vous bâtissez à l’aide des split screens. Est-ce des collaborations, un dialogue, un échange ou bien une déconstruction du dialogue?
Annie Abrahams. Cela commence, bien entendu, avec un split screen mais, avant tout, il y a des personnes seules devant leur Web Cam qui se retrouvent réunies sur une surface commune. C’est plus la construction d’un terrain de recherches, un laboratoire en quelque sorte, qui permet de voir comment les relations entre les gens peuvent évoluer.
Et si on regarde par exemple Angry women, il y a des moments très intéressants. Je pense en particulier à ce passage où une femme annonce qu’elle aimerait prendre la parole, pour pouvoir exprimer sa propre colère. A la suite de son intervention, trois femmes ont commencé à parler, faisant mine de ne pas vouloir lui donner la parole. L’univers de la communication, par machines interposées, nous projette dans une autre temporalité, dans une autre dynamique.

Vous avez mis à disposition des visiteurs un espace de lecture, dans lequel on trouve le livre Conversation paru à l’issu de votre entretien avec Manuel Fadat. Des crayons, des Stabilos ainsi que des couvertures sont également fournis. Est-ce vous qui avez rayé le passage de votre interview à la page 30?
Annie Abrahams. Oui, c’est moi.
Les gens ont le droit de rayer et de souligner des passages. Ces livres vont donc garder des traces de la lecture. L’exposition s’appelle «Entraînement pour un monde meilleur» et cet espace de lecture, disposé en cercle, implique quelque chose que l’on fait en groupe mais également individuellement. Au milieu de ce cercle, se trouvent des couvertures, dont une représente une personne recouverte par cette même couverture et qui tourne en rond dans un désert. Tout cela signifie qu’il faut des voix multiples pour évoluer vers un monde meilleur. Sans cela, on tourne en rond…

Quelle était votre intention dans la pièce En venir à toi, réalisée en collaboration avec Nicolas Frespesh?
Annie Abrahams. Nicolas et moi, nous avons déjà travaillé ensemble mais nous nous connaissons très peu d’un point de vue personnel. En partant de l’idée que notre contact internet nous permettait tout de même de savoir quelque chose l’un de l’autre, nous avons essayé de deviner nos mots de passe respectifs. Ce que l’on voit sur ces deux feuilles de papier, ce sont les différentes variations que j’ai faîtes avant de deviner l’un des mots de passe de Nicolas (nougat 26).
Ce travail est une tentative de renouer avec l’art du portrait, à partir de quelque chose de plus contemporain.

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