ART | INTERVIEW

Anna Guilló

Une pratique artistique autour de la décapitation, de l’autoportrait et du travestissement, comme une herméneutique, un moyen sensible d’interprétation des œuvres du passé. Tête-à-tête, la thèse d’Anna Guilló en « Arts et sciences de l’art, option arts plastiques », témoigne d’une recherche permanente pour penser l’histoire de l’art sous un autre angle.

Brigitte Jensen. L’hypothèse de ta thèse consiste à justifier ta pratique artistique comme une herméneutique, c’est-à-dire comme un moyen sensible (et non pas théorique ou écrit) d’interprétation des œuvres du passé. N’est-ce pas également un moyen de te permettre cet enjeu double (hybride) que constitue une thèse d’arts plastiques?
Anna Guilló « Hybride » est vraiment le terme, car une thèse en arts plastiques demande, effectivement, un corpus d’œuvres assez important accompagné d’un mémoire de thèse dans lequel tu dois essayer de tirer des concepts opératoires et autres problématiques de ton travail plastique, le tout à l’aune des théories de l’art et des pratiques contemporaines. Mais (et pour répondre plus concrètement à ta question), si j’ai choisi ce terme un peu barbare de « herméneutique plastique », ce n’était en aucun cas pour donner une connotation savante à la chose, en prévoyant qu’un travail théorique accompagnerait ma pratique. Ceci étant dit, personne ne fait une thèse par goût. Si un artiste se découvre des velléités de théoricien, il n’a pas besoin de s’inscrire à la Sorbonne pour travailler : il peut écrire un livre, par exemple, et se passer de l’exercice académique de la thèse. Si j’ai passé une thèse en « Arts et sciences de l’art, option arts plastiques », c’est que j’ai toujours considéré mon travail plastique comme une recherche permanente et que je souhaitais le mesurer à la recherche universitaire en général et, par là même, poser la question de la validité d’une telle filière à l’université. Il est donc certain que la richesse de cette discipline qu’est l’herméneutique (Nietzsche, Gadamer, Foucault mais aussi les pratiques d’emprunt et de citation dans les arts plastiques) offrait un champ passionnant à ces interrogations.

La proposition plastique que tu définis ainsi par la pratique herméneutique reste une interprétation, mais elle va au-delà de celle-ci, et en cela se différencie par exemple du citationnisme, qui reste dépendant de l’œuvre citée. L’œuvre ainsi créée se réfère obligatoirement à une œuvre du passé, mais qu’elle « dépasse » en quelque sorte, car elle est elle-même une proposition plastique à part entière. Cette pratique ne t’enferme-t-elle pas dans une certaine pratique ? Autrement dit, est-ce que tu fais aussi des œuvres autres que celles nées à partir d’une interprétation d’œuvres du passé?
J’ai tenté d’expliquer en quoi certains de mes travaux (pas tous) se distinguaient du citationnisme, justement parce que l’on n’y reconnaissait pas l’œuvre citée. En effet, pour que la citation fasse mouche (et c’est aussi le cas de tous les modes d’imitation, comme la caricature, par exemple), il faut nécessairement que le public comprenne à quoi l’artiste fait référence. Si Duchamp avait dessiné une moustache sur un portrait peint par un obscur petit maître français du XVIIe siècle, il n’aurait rien dit de ce qu’il fait dire à la Joconde. Idem pour Warhol lorsqu’il a décliné Mona Lisa comme un produit de consommation, au même titre que les boîtes de soupe Campbell.
Alors, on pourrait croire, effectivement, que l’on peut s’enfermer, et donc se limiter, dans ce genre de pratique, et pour m’en défendre, je ne donnerai que deux arguments (il y en a beaucoup d’autres, mais nous n’avons pas le loisir de les décrypter ici). Tout d’abord, ce type de pratique existe depuis que l’art existe, simplement, le public les méconnaît ou les oublie. Je ne veux pas faire la longue liste, mais pensez seulement à ce que la Renaissance doit et emprunte à l’Antiquité, vous verrez, presque tout ! (J’exagère…) Jean-Claude Lebensztejn disait qu’on pourrait même envisager une histoire de l’art comme une histoire de l’imitation. Il est vrai qu’on se souvient des nombreuses variations picassiennes du Déjeuner sur l’herbe de Manet ou encore l’interprétation du même tableau en trame offset par Alain Jacquet. Mais qui se souvient que le tableau de Manet reprenait lui-même une gravure de Raphaël ? Pourtant, il n’y est pas inféodé et passe pour l’un des chefs-d’œuvre du XIXe siècle. D’autre part, et pour en revenir à ma propre pratique, je n’ai pratiqué l’herméneutique plastique que pendant mes années d’études, je dirais, pendant environ huit ans. Cela a été très formateur et m’a permis de penser l’histoire de l’art sous un autre angle, surtout pas linéaire, mais comme un jeu de va-et-vient entre les œuvres. Le travail autour de la décapitation, de l’autoportrait et du travestissement m’a mené à ce que je fais aujourd’hui, un travail sur la question de l’autoportrait en suicidé (il y en a beaucoup dans l’histoire de l’art). J’ai troqué les immenses formats pour la carte postale dont je vais bientôt inonder Paris (Mail art). C’est autre chose, mais on verra que les artistes du passé ne sont pas très loin là non plus.

Est-ce que cette herméneutique dans ta pratique artistique s’est enclenchée avec la thèse de doctorat, née d’une certaine volonté de « comprendre » les œuvres du passé par de nouvelles œuvres, ou le mouvement a-t-il été inverse (ta pratique artistique ayant entraîné une réflexion d’ordre herméneutique) ?
Ce n’est ni une chose ni l’autre, et en même temps, ce sont les deux choses à la fois ! Je m’explique et, pour ce, je dois hélas recourir à une petite anecdote. J’avais 20 ans et, à l’époque, mes amis et moi, tous étudiants en arts plastiques, voulions être Van Gogh ou rien et étions disposés à nous couper un bout d’oreille si cela était nécessaire. En visitant le Musée Picasso de Barcelone, je fus étonnée par les innombrables études du Déjeuner sur l’herbe et me demandai si ces dessins auraient eu sur moi le même effet si je n’avais eu connaissance du tableau de Manet. Bref, ces œuvres étaient-elles libres ? De même : un bœuf écorché de Soutine était-il forcément limité par l’hommage qu’il rendait au tableau de Rembrandt ? Était-il moins « œuvre d’art » ? ne pouvait-on l’admirer comme un tableau à part entière ? Je n’avais évidemment pas la solution et pensai qu’il suffisait d’essayer. J’ai expérimenté tous les modes d’imitation (pastiche, plagiat, emprunt, citation, caricature, etc.) pendant trois ans, puis j’ai entamé ma recherche de doctorat pendant six ans. Je n’aurais jamais pensé que tout ceci ouvrirait sur l’herméneutique et la connaissance de soi à travers l’autre et je suis enchantée d’avoir pu découvrir ce monde-là qui a même changé ma manière de vivre, d’écrire, etc. Le « Tête-à-tête » (c’est le titre de ma thèse) est devenu mon passe-temps et exercice préféré, même en termes d’écriture, puisque je me suis lancée dernièrement dans la pratique de l’entretien que Louis Marin a si bien analysée et qui est une pratique herméneutique à part entière. Donc, et pour répondre à ta question, la pratique a précédé la réflexion, même si, à la base, il y a eu une interrogation face à une œuvre d’art du passé.

Pourrais-tu expliciter les trois figures qui hantent ta pratique artistique (autoportrait, travestissement, décollation) ? Pourquoi ces choix ?
Là encore, il suffit d’examiner l’histoire de l’art et notamment des pratiques très récentes pour s’apercevoir que ces trois emblèmes apparaissent ensemble de manière récurrente. Je ne reviendrai pas sur les dizaines d’exemples qui sont dans la thèse mais c’est tout de même très curieux. Là encore, je me suis tout simplement demandé : Pourquoi ? Comment ? Et c’est bien la Tête de Méduse du Caravage qui semble être le tableau-clé qui permet de comprendre tout cela. Travestissement du sujet (Méduse est une entité féminine, or nous sommes devant un autoportrait), décollation d’une tête qui continue d’exercer son pouvoir apotropaï;que, transformant quiconque la regarde en statue de pierre (métaphore de l’art), etc. Il y a dans ces trois emblèmes une sorte de concentré de connaissance de soi et de connaissance des arts plastiques qui, à mon sens, n’ont rien à voir avec des pratiques morbides. Au contraire, j’ai toujours pensé que le côté travestissement/déguisement octroyait une dimension comique à mon travail. Par ailleurs, mes modèles ont toujours été enchantés de se laisser couper la tête, quand je ne me la coupais pas moi-même.
Enfin, je dois avouer, sans vouloir rentrer dans de la psychanalyse bon marché que, enfant, je m’amusais à raconter à mes petits camarades que j’étais la descendante du Professeur Guillotin (je m’appelle Guilló, c’était facile) et j’adorais inventer des histoires de tête coupées qui réfléchissaient par elles-mêmes, sans l’aide du corps ! Cela renvoie également à toute une mythologie que je ne peux pas développer ici, mais qui a toujours à voir avec la quête de soi.

Pourrais-tu expliciter quel est le procédé de ta pratique artistique pour aboutir à la proposition plastique (comment s’impose le choix des œuvres, les matériaux, et surtout le « sens » qui au final se dégage permettant l’interprétation de l’œuvre à laquelle elle se réfère) ? Peut-on d’ailleurs formuler par l’écrit cette nouvelle interprétation plastique ou cette nouvelle compréhension reste-t-elle purement de l’ordre du sensible ?
Je ne peux pas expliquer ce qui me pousse à m’intéresser à telle ou telle œuvre, ça se fait au fil de mes visites dans les musées (un peu comme Saura qui interpréta toute sa vie durant le Chien de Goya et la Crucifixion de Vélasquez vus au Prado). La raison pour laquelle j’emploie l’image numérique est double : d’abord, pour des raisons évidentes, elle me permet de me représenter à plusieurs reprises sur le même tableau. Mais je tiens tout de même au support toile et à la peinture à l’huile, car je pense sincèrement que mon travail flirte plus avec le pictural qu’avec le photographique. C’est une façon de penser l’histoire de la peinture à travers des moyens qui ne sont pas nécessairement ceux de la peinture elle-même. La coulée de résine polyester que j’applique ensuite sur l’ensemble trouble la vision et je jubile toujours lorsque, dans une expo, les gens me demandent si c’est de la peinture ou de la photographie. Cet entre-deux (comme l’entre-deux de la thèse en arts plastiques) me sied à merveille !
Par ailleurs, je ne souhaite pas livrer des interprétations d’ordre théorique de mon travail, je laisse cela aux critiques professionnels qui ont certainement beaucoup de choses à m’apprendre par le biais de leur propre interprétation, sur mon travail. Le véritable détenteur du « sens » de mon travail est le public qui veut bien me faire l’honneur de le regarder.

L’herméneutique plastique se rapprocherait d’après ton hypothèse de la « vérité » de l’œuvre de référence, davantage qu’un texte d’interprétation sur l’œuvre. Mais l’interprétation écrite ou orale de la proposition ainsi présentée reste du domaine de l’intelligible (le corpus de la thèse, hormis les œuvres produites, en sont la preuve). Cela signifie-t-il que la seule vérité possible se trouve dans la confrontation purement sensible de l’œuvre ?
J’en suis intimement convaincue. Heureusement, l’art échappe à sa théorisation. Je dirais que c’est là toute sa force politique.

Entretien réalisé par Brigitte Jensen en octobre 2003 pour paris-art.com.

 

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