ART | CRITIQUE

Andrea Büttner

PFrançois Salmeron
@23 Déc 2016

Pétrie d’humilité, à l’instar des images photocopiées qu’elle dédie à la mendicité dans un cabinet d’arts graphiques particulièrement austère, l’œuvre d’Andrea Büttner sait aussi se montrer spectaculaire. Pour preuve, les écrans géants de Piano Destructions diffusent des performances dévastatrices et déjantées, sur un doux air de musique classique.

Alors que l’on est parfois tenté de désigner les artistes comme des personnages à l’ego démesuré, pétris de certitudes, voire arrogants, l’attitude et le positionnement d’Andrea Büttner prennent le contrepied de cet a priori. Ses recherches universitaires se sont notamment développées autour de la question de la honte et de la nudité de l’artiste, lorsque celui-ci montre son travail et s’expose au jugement esthétique des spectateurs, des amateurs d’art ou des experts. Sa démarche pétrie d’humilité, de doutes et de réserves quant à la réception qui sera faite à ses œuvres, n’empêche toutefois pas Andrea Büttner d’opter pour un dispositif pour le moins spectaculaire, imposant et assourdissant, au rez-de-chaussée du MRAC de Sérignan.

Sous l’influence de Fluxus

En effet, le projet Piano Destructions, initié en 2014, diffuse simultanément sur quatre écrans géants des performances compilées depuis les années 1960, et l’émergence de Fluxus, autour de la dévastation de pianos. Les gestes, subversifs et iconoclastes, sont visuellement marquants: les artistes, littéralement déchainés, fracassent et anéantissent tour-à-tour de pauvres instruments, dans un grand brouhaha. Les pianos se trouvent renversés, balancés, brisés à la hache, explosés avec des masses, et même, plus hilarant encore, démolis à l’aide d’un marteau-piqueur. L’accumulation des images et la fureur qui habite les artistes dans ces diverses entreprises de destruction ne font qu’accroître la puissance visuelle des séquences.

Les performances de Fluxus et de leurs descendants s’attaquent ainsi au piano en tant qu’objet fétiche des classes bourgeoises. C’est l’instrument que l’on apprend aux jeunes filles pour parfaire leur éducation mondaine. Symbole de la soumission aux valeurs et aux codes petit-bourgeois, le piano est la cible privilégiée des pratiques contestataires de Fluxus, et se trouve condamné sans retenue. Il fonctionne même comme un bouc-émissaire sur lequel se cristallise toute la frénésie des artistes.

Une œuvre manichéenne

Le rythme et la tonalité du projet changent toutefois lorsqu’un cinquième écran s’active et laisse entrevoir neuf femmes pianistes, invitées par Andrea Büttner à interpréter en chœur des pièces de Frédéric Chopin, Robert Schumann ou Claudio Monteverdi. Alors que les images des performances continuent à être diffusées en boucle, le fracas des destructions est mis en sourdine, au profit de compositions musicales romantiques. Un télescopage saisissant s’établit entre le contenu représentationnel des performances et la musique apaisante des pianistes.

Néanmoins, les contrastes et les oppositions sur lesquels se bâtit Piano Destructions nous ont paru trop simplistes, binaires, manichéens. La brochette d’artistes masculins (George Maciunas, Ben Vautier, Nam June Paik, Raphael Ortiz, Gerhard Rühm, George Brecht…) contre les pianistes femmes convoquées par Andrea Büttner. On remarque d’ailleurs que dans certaines performances, du lait ou des œufs sont balancés sur les pianos ou écrasés sous leur poids, comme symboles de la féminité. La violence contre la douceur. La destruction contre l’harmonie et la beauté. La fureur et le défoulement contre la maîtrise et la mesure.

La violence des performances machistes se trouve ainsi contrebalancée par la musique, qui représente un idéal de beauté et de perfection incarné par des femmes. En fait, on est surpris par l’idéalisme avec lequel la musique nous est présentée. Le rôle des pianistes consisterait à «répéter jusqu’à atteindre la perfection», selon les dires de la commissaire Céline Kopp. Cette conception de la musique nous paraît pourtant trop mécanique. Et que désigne cette dite perfection?

Une idéalisation naïve de la musique

On rencontre à travers ces propos le mythe d’une musique qui serait essentiellement contenue dans la partition – ethnocentrisme propre à l’Occident qui privilégie la forme écrite à la tradition orale (Inde, Afrique) ou à l’improvisation (jazz, free). Cette mystification s’accompagne d’une glorification du génie des compositeurs (quasi exclusivement mâles, qui plus est, dans l’histoire de la musique occidentale), créateurs d’une beauté éternelle, absolue, transcendante, qu’il suffirait de réactiver en répétant mécaniquement la partition et ses annotations. Dès lors, la beauté apparaît comme une belle endormie, contenue en puissance dans le papier: il suffirait de rejouer la partition pour la réveiller et la révéler à nos oreilles.

On retrouve aussi à travers ces considérations une négation de l’historicité de la musique. Si la partition géniale du maître compositeur apparaît comme l’horizon de la musique, il faut toutefois se rendre compte que l’on ne joue pas Monteverdi de la même manière au XVIIe ou au XXIe siècle. On n’a pas les mêmes instruments, ni les mêmes sonorités, ni la même lecture d’une œuvre selon les époques. La manière dont Monteverdi entendait ses pièces n’est certainement pas tout à fait la même que les interprétations d’aujourd’hui et ce, malgré ses partitions écrites, ses annotations et ses indications.

La curatrice nous dit encore que «rejouer une œuvre, ce n’est pas créer». Pourtant, ce dernier commentaire nous mènerait paradoxalement à une négation de la valeur des interprètes (tandis que Büttner semble plutôt les mettre sur un piédestal dans son installation vidéo), ou du moins, à la dévalorisation de leur travail qui, selon nous, fait œuvre au même titre que celui d’un compositeur. Car prendre à bras le corps une musique écrite et l’incarner, nous semble être une démarche tout aussi noble et complexe que de l’écrire.

La culture, noyau de résistance contre la barbarie

Mais alors que les pianos s’effondrent et que Les Nocturnes de Chopin retentissent, l’émotion jaillit, et l’on ne peut s’empêcher d’investir les images qui défilent sous nos yeux d’un sens plus métaphorique. On croit déceler chez les artistes une joie, un plaisir à tout casser, comme s’ils libéraient en eux un instinct destructeur, un appétit de démolition… Bref, une soif de mal. Détruire semble devenir une sorte de défouloir. On détruit à plusieurs, on se concerte, on s’arme, on se pare même de protections (les lâches!), on cerne sa proie, on l’encercle pour mieux la battre. C’est l’ingénierie sournoise des hommes, organisés autour d’un même dessein barbare, qui nous est donnée à voir.

Malgré tous leurs efforts et leur armada, les artistes n’arrivent pas à faire plier leur proie. Le piano résiste. Il reste debout sous les coups de boutoir. Il n’y a pas de destruction instantanée: la matière fait obstacle aux bras et aux instruments des hommes. Il n’y a pas de tabula rasa: la scène déborde d’éclats, de débris, de traces, qui apparaissent comme les marqueurs (et les dénonciateurs) de ces honteuses entreprises de destruction. En fait, on charge les performances d’une dimension historique, politique, comme s’il s’agissait d’une métaphore des régimes barbares s’attaquant à la culture.

On a l’impression de voir se rejouer des scènes de guerre. On jette un piano d’une falaise comme les franquistes précipitèrent le poète Garcia Lorca dans un ravin. On perçoit des hélicoptères comme dans le conflit vietnamien, ou comme chez Pinochet qui balançait ses adversaires dans l’océan du haut d’un avion. On douche le piano comme on envoie les populations dans les camps de la mort nazis. On s’acharne sur un piano comme on frappe un homme sans défense, recroquevillé à terre. Les touches blanches de l’instrument sautent comme si on fracassait le visage d’une victime recrachant ses dents.

Un cabinet d’arts graphiques bien austère

Mais face au gigantisme, aux éclats et aux tumultes de Piano Destructions, le cabinet d’arts graphiques qu’investit Andrea Büttner au premier étage du MRAC se fait beaucoup plus discret, lugubre, austère. Ironiquement, cette pièce plongée dans l’obscurité se définit comme «une rétrospective faite à la photocopieuse». La rareté, la valeur, l’unicité et la préciosité des œuvres censées être exposées dans un tel endroit contrastent avec les simples photocopies noir et blanc que présente l’artiste. L’humilité de l’artiste trouve ici sa pleine expression. Elle privilégie de vulgaires copies à des œuvres originales, et illustre ainsi la «perte de l’aura» que remarquait Walter Benjamin dans l’histoire de l’art.

Des distributeurs de billets et des publicités aguicheuses montrent encore la nouvelle valeur d’échange dont se pare désormais l’œuvre d’art, elle qui, traditionnellement, se définissait par sa valeur d’usage dans les cultes magiques ou les rites religieux. Andrea Büttner s’empare d’ailleurs de la figure de Saint François d’Assise comme chantre de la pauvreté et de la mendicité. En ce sens, l’artiste réunit, à la manière d’Aby Warburg dans son Atlas, un ensemble de symboles et d’emblèmes du dénuement, de la pénurie et du partage: la pomme de terre, le pain que l’on rompt, les glaneuses, les carmélites. Une sorte de profession de foi pour Andrea Büttner pour qui l’artiste, définitivement, se rapproche d’un mendiant courbé, agenouillé, bien plus que d’un génie orgueilleux et illuminé.

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