ART

Anarchive

PPaul Brannac
@03 Nov 2010

Il est des artistes dont une œuvre seule suggère son importance, comme si la densité et la délicatesse d’une pièce unique gageaient l’étendue d’un talent. L’exposition que consacre à Paris la galerie Mor Charpentier aux œuvres récentes d’Oscar Muñoz dépasse en fait les attentes que l’intuition peut nourrir.

Anarchive dit tout ce que l’art d’une image peut face au temps: conserver l’image de ce qui au début était, l’archè grecque, et compulser cette image, lui donner un autre commencement, archein signifiant à la fois «commencer» et «commander», rendre visible par l’image ce qui était avant elle, rendre à l’archive son an-archie, son principe.

Trois petits cubes de verre emplis d’eau supportent chacun l’image d’un visage esquissé à la poudre de charbon, image que la lumière renvoie contre le mur. Sous l’effet de la chaleur, l’eau se condense contre la plaque charbonnée et abîme peu à peu la netteté des visages jusqu’à ce que les gouttes ruinent irréversiblement leurs traits.

Au sous-sol de la galerie, les vidéos rendent ce processus d’abîmement par l’eau plus explicite encore, mais l’enregistrement permet de revenir sur ce qui s’est dissous; le drame de la vidéo, c’est son recommencement.

Narcisse (2008), projeté dans une cave voûtée parcourue de tubes et de tuyaux énormes, pourrait être une œuvre in situ. À la surface d’un lavabo rempli, Oscar Muñoz a tracé son propre portrait, pareillement charbonneux. Lorsque le récipient se débonde, le visage en suspension rejoint peu à peu son ombre portée sur l’émail. Les deux formes sont près de se confondre quand la fuite de l’eau ne laisse rien qu’un peu de poudre noire au fond de l’évier. Trois projections au sol répètent cette disparition, avec d’autres visages qui, de la sorte, se composent et se recomposent sans cesse.

Ce temps incertain, pendant lequel l’image existe et vacille, est le temps de l’illusion, presque encore de la magie. Mais chaque fois qu’un visage d’Oscar Muñoz disparaît, apparaît l’illusion de l’art, les pauvres moyens du magicien, son eau et son coal.

L’art d’Oscar Muñoz est un art de révélation, de toutes les révélations, non seulement de la précarité des visages, de la fragilité des êtres, mais des illusions de l’image et des flottements de la perception que l’on a d’elle.

Ainsi des carrés de sucres répartis en mosaïque et teintés de café, on ne saisit d’abord presque rien. Puis, à bonne distance et en plissant les yeux, se distinguent nettement d’autres visages, émergent d’autres hommes de la matière. Si l’on rouvre les yeux, ils disparaissent, et ne reste d’eux que du sucre, des morceaux blancs et bruns.

Ici, le drame vient de ce que l’artiste n’a renoncé à aucun jeu de l’art, que ce jeu donne à l’art son temps, à l’image sa mémoire, aux visages leur existence. Ces œuvres espacent le temps, elles ne le nient pas, elles jouent avec, s’en saisissent et s’en dessaisissent. Si l’on voulait exprimer ce que ces œuvres provoquent, ce que l’art peut faire, il faudrait rappeler ce qu’Elie Faure disait du talent de Chaplin: «Imaginez, il fait rire avec la faim». Imaginez, Oscar Muñoz fait de la poésie avec des disparus.

— Oscar Muñoz, Biographies, 2002. Vidéo-installation, 3 projections verticales. Mensurations variables, son, Non synchronisés, 7min, 3:4
— Oscar Muñoz, Biographies, 2002. Série de 9 photographies. 50 x 50 cm chacune
— Oscar Muñoz, Lacrimarios, 2000-2001. Cube en verre, eau, poudre de charbon, lampes halogènes. 20 x 20 cm chacun
— Oscar Muñoz, Narcisse, 2001. Projection monochaine, 3min/son
— Oscar Muñoz, Pixels, 1999-2000. Taches de café sur cubes de sucre. 35 x 35 x 3 cm chacun

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