ART | CRITIQUE

Alien Theory

PAugustin Besnier
@09 Nov 2011

«Alien Theory» rassemble vingt-cinq films sur pellicule des artistes João Maria Gusmão & Pedro Paiva. Revenu du royaume des ombres, le 16 mm s’expose avec fracas pour révéler le mystère des choses. Entre incrédulité et enchantement, le visiteur fait l’expérience d’un médium devenu étrange malgré lui.

Rares sont les occasions de voir une exposition de films argentiques. Parce que la pratique de l’image en mouvement s’est vue dominée dans le champ de l’art par la vidéo, et parce que les commissaires d’expositions optent plus souvent pour une projection numérique des films tournés sur pellicule que pour leur projection traditionnelle, techniquement lourde et plus risquée, le Super 8 et le 16 mm semblent avoir déserté les salles d’expositions, malgré de rares apparitions.

Le bénéfice de cette absence est peut-être d’avoir entraîné avec elle la désuétude du terme «cinéma expérimental» qui, faute de mieux, qualifiait maladroitement un usage «non institutionnel» du cinéma. Si la porosité esthétique d’une telle appellation ébranlait déjà sa raison d’être, l’abandon massif du médium cinématographique par les artistes plasticiens a achevé de reléguer dans le passé ce faux «genre», défini par une revendication devenue obsolète.
L’inconvénient fut en revanche de reléguer la technique elle-même au rang des pratiques dépassées, et si l’on croise encore quelques pellicules dans les salles d’exposition, le choix de ce support paraît toujours faire œuvre autant que les images, rendant impossible l’immédiateté du regard dont jouit désormais la vidéo.

Cette impossibilité n’abandonne jamais tout à fait le visiteur de l’exposition «Alien Theory», où sont rassemblés vingt-cinq films du duo d’artistes portugais João Maria Gusmão & Pedro Paiva, tournés et projetés pour la plupart en 16 mm. En nous faisant déambuler parmi les projecteurs, dont le bruit caractéristique pèse lourdement face aux images, la scénographie ne fait rien pour aller contre. L’impression première est qu’avant même les artistes, c’est le 16 mm qui s’expose avec fracas, revenu du royaume des ombres.

Cette impression perdure tout au long de la visite, tant les films projetés semblent disparates. Hormis le fait d’être tous courts, muets et en couleurs — rappelant le format standard du Super 8 Kodachrome —, les films traitent de sujets fort variés (des singes intrigués par une marmite, des cailloux jetés dans l’eau ou roulant sur le sable, des œufs cuits dans une poêle, une femme se mettant au lit, etc.) et jouent sur suffisamment de tonalités pour faire oublier la signature qui les unit.
La candeur notoire de certains d’entre eux ferait même croire à une rétrospective de films d’école: une surimpression rudimentaire de trois soleils sur l’horizon, un reflet dans l’eau filmé à l’envers, des ondulations aquatiques captées au ralenti, paraissent davantage relever d’un premier exercice que d’un renouvellement du médium.

À cet égard, le recours récurrent au ralenti séduit autant qu’il pourrait agacer. Quoi de plus facile, en effet, que d’étirer le temps pour faire surgir le réel d’une action, ou, comme l’écrit Walter Benjamin, pour nous «ouvrir l’accès à l’inconscient visuel»? Quoi de plus usé que de ralentir le banal pour le poétiser? Le point commun entre ces films est d’ailleurs de ne s’intéresser qu’à ce que recèlent visuellement les événements, en délaissant ce qui pourrait leur échapper ou composer avec eux, notamment par le montage.
Que le ralenti et le plan fixe l’emportent dans la plupart des cas sur toute forme de découpage dit assez la fascination des deux artistes pour la «magie» des événements. Or, si celle-ci fait quelquefois défaut, elle semble finalement donner raison à cette entière confiance dans le ralenti. Car la magie, ici, n’est pas à attendre de la main de l’homme, mais bien de la caméra.
Ainsi passe-t-on, non sans un certain humour, de mises en scène charmeuses qui ne trompent personne (des fruits en suspension font aisément deviner les fils qui les soulèvent, une main marchant toute seule ne dissimule pas le bras qui s’y rattache, des pierres roulant au vent font nettement apparaître les ficelles qui les déplacent) en mystères imparables, nés du seul ralentissement.

Le parcours de l’exposition impose justement de faire l’aller-retour entre deux films caractéristiques de ce double-aspect. Le premier ouvre et clôt la visite par une incantation de sorcier censée envoûter la caméra, quand le second la fait culminer par le visage d’un aveugle mordant dans une papaye.
De l’incrédulité du spectateur, face aux grigris et aux flammes du sorcier qui ne traversent décidément pas l’écran, à son total enchantement, face à la lente métamorphose d’un portrait qui glisse insensiblement de l’effroi à la colère, puis de la douleur à l’extase, l’image réussit en une bouchée à pénétrer le mystère des choses.
Le projecteur de la dernière salle s’en est quant à lui retourné en cabine, se taisant désormais face aux images, exorcisé de ce que l’on veut tant lui faire incarner.

La force de Gusmão & Paiva est de jouer sur ces deux plans, en explorant avec une fausse ingénuité les possibles d’un médium que les artistes n’emploient plus que pour le mettre en scène. Signe ultime de cette ambivalence: l’exposition comprend deux installations de camera obscura, dont l’une dépasse difficilement le stade du «truc» (des éventails apparaissent et disparaissent «comme par magie»), quand l’autre projette un extraordinaire ballet de roues de bicyclette que l’on se surprendrait encore à vouloir toucher. Un retour aux origines qui montre à quel point la technique est devenue étrange malgré elle.

Å’uvres
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Cassowary, 2010. Film 16mm, couleur, muet. 4‘37‘‘
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Fruit polyhedron (Polyèdre de fruits), 2009. Film 35mm, couleur, muet. 2’42’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Hand, smaller than hand (La main plus petite que la main), 2009. Film 35mm, couleur, muet. 1’48’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, The Soup (La soupe), 2009. Film 35mm, couleur, muet. 3’35’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Wheel (Roue), 2011. Film 16mm, couleur, muet. 2’45’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Benguelino casting a spell on the camera (Benguelino jetant un sort à la caméra), 2011. Film 16mm, couleur, muet. 2’45’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, About the motion of astronomical bodies (Du mouvement des corps célestes), 2010. Installation avec camera obscura.
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, 3 Suns (3 soleils), 2009. Film 16mm, couleur, muet. 0’50’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Ventriloquism (Ventriloquisme), 2009. Film 16mm, couleur, muet. 2’45’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Getting into bed (Se mettant au lit), 2011. Film 16mm, couleur, muet. 2’47’’
— João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Spaghetti Tornado (Tornade de spaghetti), 2009. Film 16mm, couleur, muet, 2‘47‘‘

AUTRES EVENEMENTS ART