ART | INTERVIEW

Alain Seban

PPierre-Évariste Douaire
@14 Sep 2010

Le président du Centre Pompidou explique la politique de décentralisation de son établissement et son implantation à Metz. Il revient sur la mondialisation de l’art et sur la nécessité de faire rayonner la culture française à l’étranger comme à Abu Dhabi. Il en profite pour nous livrer le projet et les visées de son futur musée mobile en région.

Pierre Douaire. Pourquoi le Centre se délocalise-t-il?
Alain Seban. On ne peut pas considérer le Centre Pompidou-Metz comme une délocalisation: il s’agit d’une décentralisation. Depuis sa création en 1975, le Centre Pompidou s’est intéressé à la décentralisation parce qu’il ambitionnait d’irriguer l’ensemble du territoire afin d’ouvrir la société française tout entière à l’art et à la création contemporaine.

Cela s’est traduit par une politique de dépôts d’œuvres en régions très active et par des expositions «hors les murs», notamment pendant la période de fermeture pour travaux entre 1997 et 2000. Mais le Centre, comme l’ensemble des grandes institutions culturelles nationales — on le leur a d’ailleurs reproché — sont restés largement à l’écart de la grande vague de décentralisation culturelle engagée dans les années 1980, alors même que l’émergence des collectivités locales constitue le fait majeur de l’évolution de la politique culturelle au cours des trente dernières années: aujourd’hui, elles assurent les deux tiers du financement public de la culture.

A l’initiative de mon prédécesseur, Jean-Jacques Aillagon, le Centre s’est interrogé, depuis une dizaine d’années, pour savoir comment il pouvait prendre part à ce mouvement. La création du Centre Pompidou-Metz est un élément de réponse. Il s’agit de la toute première décentralisation d’une grande institution culturelle nationale. Prendre part à une décentralisation déjà largement engagée, ne pouvait que s’appuyer sur un partenariat avec les collectivités territoriales. Nous avons proposé notre savoir-faire, notre collection, notre nom, au service d’un projet à définir ensemble. A Metz, cette proposition a rencontré le besoin de revitalisation d’un territoire marqué par l’Histoire et éprouvé par la désindustrialisation et, aujourd’hui, par la restructuration des armées. Pour nos partenaires locaux, l’exemple du Guggenheim à Bilbao, mais aussi d’autres expériences analogues à l’étranger — je pense par exemple à la Tate Liverpool —, un nouveau projet culturel s’appuyant sur les atouts d’une grande institution culturelle pouvait porter l’espoir d’une nouvelle image et d’un nouveau dynamisme.

Pour nous, inventer un nouveau Centre Pompidou, avec des partenaires nouveaux pour nous, dans un nouveau contexte et pour un nouveau public était un défi passionnant à relever. L’implantation locale devait avoir des objectifs partagés avec l’institution parisienne, des valeurs communes, tout en trouvant sa «personnalité». C’était aussi un test de la capacité de l’institution à se réinventer et de la solidité de son modèle. Il s’agissait d’un projet bien plus ambitieux que l’idée — à laquelle on l’a parfois réduit abusivement — de disposer de davantage d’espace pour mieux montrer notre collection. C’est aussi pour cela que cette expérience a un caractère unique et n’a pas vocation à être reproduite sous la même forme ailleurs en France.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées?
Alain Seban. Le premier défi à relever était intellectuel. Il fallait fonder le projet sur des principes solides. L’ambition de montrer davantage les œuvres de nos réserves ne pouvait lui donner une assise stable. Car, d’une part, comment justifier alors le choix de privilégier une implantation pérenne dans un lieu déterminé — la Lorraine — par définition au détriment des autres régions françaises ? Et, d’autre part, on voit bien que ce que nous montrons à Metz, ce sont des chefs-d’œuvre: les collectivités locales n’auraient pas accepté un investissement de plus de 70 millions d’euros s’il ne s’était agi que d’accueillir des œuvres de deuxième ordre.

Le deuxième défi, c’était de créer un élan, une mobilisation, autour d’un projet centré sur la création de notre temps et qui, de ce fait, pouvait apparaître comme élitiste. Il fallait démontrer qu’il s’agissait au contraire d’un projet pour tous et il fallait fédérer autour de ce projet des collectivités locales diverses et plurielles. Ce d’autant plus que la ville de Metz a connu une alternance politique après les élections municipales de 2008. De fait, le Centre Pompidou-Metz est devenu un élément fédérateur pour l’ensemble du territoire. A chaque étape, ce projet inédit a suscité au sein de la population une adhésion que l’on a senti grandir au fur et à mesure que l’on se rapprochait de l’inauguration.
Enfin, il a fallu inventer un modèle économique, juridique, organisationnel avec le territoire et poser les conditions d’une étroite complicité entre Paris et Metz, tout en assurant à la nouvelle entité une vraie indépendance, car je considère qu’une institution culturelle ne peut être crédible et donc légitime que si elle dispose d’une autonomie de programmation très large.

C’est un succès?
Alain Seban. Le 300 000e visiteur a franchi la porte à la fin du mois d’août ! Nous espérions 200 000 visiteurs sur toute une année de fréquentation. Le succès d’affluence ne se dément pas depuis l’ouverture et nous donne beaucoup de confiance pour l’avenir.

Le succès critique est-il au rendez-vous également?
Alain Seban. La presse a réservé une attention particulière et un écho très élogieux au Centre Pompidou-Metz, tant en France qu’à l’étranger.

Parlez-nous de votre envie de créer un musée mobile.
Alain Seban. Le Centre Pompidou-Metz permet de mieux partager la collection d’art moderne et contemporain du Centre Pompidou, la plus importante d’Europe avec 65 000 œuvres. En arrivant à la tête du Centre, il m’a semblé qu’il fallait aussi faire des propositions en direction de l’ensemble des régions françaises pour élargir cette diffusion des chefs-d’œuvre de notre patrimoine. La réponse m’a semblé pouvoir passer par une structure légère, nomade permettant de faire voyager des œuvres de la collection parmi les plus importantes. La France, sur une grande part de son territoire, présente une offre culturelle riche, mais une majorité de Français n’a cependant jamais visité de musées et il subsiste encore bien des territoires enclavés où il est plus difficile d’accéder à l’art: souvent, pour des raisons géographiques, comme l’Ariège dont je suis originaire, qui est éloignée des circuits et des réseaux culturels, mais aussi pour des raisons sociologiques, comme c’est le cas dans les quartiers des zones urbaines et périurbaines par exemple.

J’ai donc eu l’idée d’un «Centre Pompidou mobile», un musée mobile conçu pour montrer les chefs-d’œuvre de la collection du Centre Pompidou qui irait à la rencontre de son public. A travers des présentations thématiques, nous ferons ainsi voyager les œuvres des plus grandes figures de l’art moderne telles que Matisse, Picasso, Léger ou encore Delaunay alliées à des œuvres contemporaines. L’espace fera un peu moins de 1000m2. Une médiation spécifique, destinée à un public non familier de l’art, transmettra un message simple et une expérience précieuse: rien ne remplace l’œuvre originale et le contact direct avec elle. Et une œuvre d’art ne vous parle que si vous lui donnez un peu de temps. Je suis toujours frappé dans le musée de constater avec quelle vitesse les visiteurs circulent dans les allées. Ça finit par ressembler à Bande à part de Godard où les jeunes acteurs visitent le Louvre en courant… Le Centre Pompidou mobile privilégiera ce temps de la rencontre avec l’œuvre.

Quel est le plan de route du musée mobile?
Alain Seban. Nous y travaillons. Nous avons déjà trouvé le financement de l‘investissement grâce à l’engagement très généreux de partenaires privés. Le fonctionnement de cette structure mobile sera assuré par les collectivités locales, des régions ou des regroupements d’agglomérations, qui se porteront candidates pour accueillir le Centre Pompidou mobile pour des étapes de trois à quatre mois. Nous faisons actuellement un tour de France pour solliciter ces acteurs locaux et les villes désireuses de participer à cette aventure.

L’idéal serait de faire combien d’étapes par an?
Alain Seban. Idéalement trois, pour amortir le coût de montage et de démontage sur une durée suffisamment longue tout en maintenant une rotation assez rapide de la structure.

Vous êtes-vous inspiré de la structure créée par Chanel?

Alain Seban. C’est un peu notre anti-modèle. Le «mobile art» était un objet très luxueux, un prototype en matériaux innovants, sorte de vaisseau spatial destiné à se poser dans les grandes métropoles mondiales. A l’inverse, nous avons privilégié la modestie et les solutions éprouvées. Patrick Bouchain, l’architecte, s’est inspiré des arts forains et du cirque pour concevoir le Centre Pompidou mobile. Il a l’habitude de travailler dans la légèreté et la couleur. Sa structure en tissu tendu n’a rien à voir avec celle conçue par Zaha Hadid.

Le Centre Pompidou mobile sera-t-il aussi éphémère que la structure de Chanel? A cause de la crise, l’espace d’exposition ne voyage plus.
Alain Seban. S’il pouvait exister au moins cinq ans, je serais comblé. Ensuite, j’espère qu’on inventera autre chose. Le projet lui-même pourrait évoluer, changer de carapace. On pourrait très bien imaginer d’autres entités capables de faire voyager les œuvres dans des enveloppes différentes.

La délocalisation, cette fois-ci je ne me trompe pas, du Louvre à Abu Dhabi, s’inscrit-elle dans une mondialisation de la culture?
Alain Seban. Le Centre Pompidou accompagne le Louvre Abu Dhabi et est l’un des principaux acteurs de France Muséums, qui est un consortium des principaux musées français. C’est logique puisque l’enjeu est de créer un musée universel qui, par définition, ne peut pas s’arrêter en 1830, mais qui doit aller jusqu’à l’époque contemporaine.
S’agissant de la mondialisation, je crois que le principal défi pour un musée d’art moderne et contemporain occidental est de savoir prendre part à la globalisation culturelle. Nous devons suivre des scènes artistiques diversifiées et plus dispersées qu’autrefois. Charge à nous d’expertiser, de mettre en place un réseau d’informations permettant de repérer les artistes capables, dans chaque scène, d’intégrer notre collection. Le défi est d’être capable de penser global, d’être un acteur mondial, d’avoir un réseau mondial, car l’art est devenu mondial.

Assiste-t-on à une volonté des musées de présenter plus d’artistes vivants dans leurs collections?
Alain Seban. Dans le projet initial du Centre, beaucoup de bonnes intuitions ne se sont pas toujours concrétisées ou n’ont pas toujours ensuite été assez suivies. Il a toujours été affirmé que le Centre Pompidou devait être un musée autant qu’un centre de création. Cette dimension s’est complètement perdue au début des années 1990 avec la disparition du Centre de création industrielle, absorbé par le Musée national d’art moderne. A partir de ce moment, il était assez difficile de faire exister les deux logiques. Le musée s’inscrit par définition dans le long terme: accepter en son sein un artiste nouveau, une nouvelle œuvre est un acte lourd de sens car il s’agit, en définitive, de marquer à jamais une place dans l’histoire de l’art. Un centre de création, à l’inverse, doit pouvoir travailler dans l’éphémère, le bricolage, l’expérimentation; il doit avoir un droit à l’erreur permanent. La logique muséale a naturellement pris l’ascendant sur la logique expérimentale. De plus, dans le paysage culturel, les centres d’art se sont multipliés. Ils avaient peut-être moins de moyens que le Centre Pompidou mais, n’ayant pas les mêmes contraintes et n’ayant pas pour mission de recevoir un très large public, ils restaient plus réactifs, plus souples, plus libres. De son côté, sa notoriété et son autorité s’affirmant, le Centre Pompidou devenait un lieu de consécration pour les artistes. C’est une logique qui n’est pas négative, mais elle présente l’inconvénient de s’éloigner graduellement des artistes vivants et de la jeune génération. Cette situation aboutit à ce qu’un artiste ne présente son travail qu’une seule fois au Centre Pompidou, souvent à la fin de sa carrière. C’est trop peu. Il m’a semblé important de remédier à cette situation et de renouer activement avec la jeune création.

Beaucoup d’artistes s’intéressent aujourd’hui à d’autres disciplines que la leur. L’atout du Centre depuis ses débuts, c’est justement d’être pluridisciplinaire. J’ai donc chargé Bernard Blistène de travailler à la création du «Nouveau festival du Centre Pompidou» dont la première édition s’est tenue avec succès l’automne dernier, pour activer cette dimension pluridisciplinaire afin d’offrir un espace d’expérimentation et de liberté aux artistes. Aujourd’hui, nous cherchons à installer cette logique de manière permanente à travers les «sessions» et les «rendez-vous» que nous proposons au Forum -1, tous les jours, en accès libre pour tous les visiteurs.

Le Centre défend-il assez la scène française?
Alain Seban. J’ai beaucoup mis l’accent sur cet enjeu parce que j’ai la conviction qu’un musée national d’art moderne a des devoirs particuliers vis-à-vis de la scène artistique nationale. Nous sommes attentifs dans notre politique d’acquisition à suivre la scène française et à lui réserver une place importante au sein de la programmation des expositions temporaires. Nous cherchons à rendre hommage aux grandes figures comme Villeglé ou Soulages, tout en montrant la plus jeune génération comme avec Philippe Parreno, ou encore prochainement Jean-Michel Othoniel. Mais notre champ est très vaste, nos espaces mesurés et nous sommes obligés de faire des choix difficiles. C’est pourquoi je crois qu’il y a de la place pour d’autres lieux, comme celui qu’il est envisagé de créer au Palais de Tokyo pour la scène française. J’avais même proposé que le Centre Pompidou en soit directement chargé; il en a été décidé autrement, peu importe, l’important est que cela existe.

 

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