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Aganetha Dyck

Processus et métamorphose. Un art à forte dimension temporelle, reposant sur la transformation par étapes de l’objet : du temps à l’œuvre (vêtements en laine rétrécis par les lavages successifs, objets-ruches habités d’abeilles) à la marque du temps (vêtements et objets « encirés » figés par ces actions).

— Auteurs : Estelle Pagès, entretien de Roger Balboni et Sylvie Marandon
— Éditeurs : Centre culturel du Canada, Paris / Passage, Troyes
— Collection : Esplanade
— Année : 2001
— Format : 20,50 x 16 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 93
— Langues : français, anglais
— ISBN : 1-896940-20-X
— Prix : non précisé

Aganetha Dyck
par Estelle Pagès (extrait, pp. 13-17)

Le travail d’Aganetha Dyck révèle une sculpture en devenir, en mutation qui ne se fixe pas, qui s’étire dans un temps allant de sa fabrication à celle du regard d’autrui. Il s’agit le plus souvent de façonner une réflexion qui prend comme point d’ancrage la transformation d’objets, de vêtements, de chaussures, également de dessins réalisés par l’artiste qui sont autant de vocabulaires sensibles et métaphoriques qui seront soumis à des expériences contrôlées plus ou moins à dessein.

Plutôt que transformer l’un des enjeux est de métamorphoser les objets en les livrant un temps au labeur des abeilles ou pour d’autres, notamment les vêtements, en leur faisant subir des lavages intensifs tout en restant reconnaissables et identifiables, pour autant, le processus dans lequel ils ont été malaxés les a suffisamment décalés de leur contexte initial pour que leur signification soit de l’ordre d’un déplacement.

Du pull-over à la robe mais aussi les bonnets, ces vêtements de laine faisant partie de notre environnement quotidien et domestique sont soumis par l’artiste à de fortes chaleurs qui, grâce à ces lavages répétés, les font se rétracter de telle sorte qu’ils sont la figure d’une véritable mutation.

Close Knit est un ensemble de gilets, pull-overs de couleur crème qui s’étend au sol. La maille s’est tellement rétrécie et durcie sous l’emprise de la chaleur que chaque vêtement est une enveloppe rigidifiée et comme vidée de son corps d’origine. Les gilets ont désormais perdu leur dimension humaine : devenus anormalement petits, ils sont des reliques tenant presque debout ou, plus exactement, ils sembleraient se soutenir les uns les autres, formant ainsi un groupe.

L’œuvre d’Aganetha Dyck met en concurrence et en coexistence des temps différents qui articulent le processus de fabrication (le temps du travail des abeilles, le temps du lavage), la valeur intrinsèquement périssable et modifiable du matériau (le vieillissement de la cire, le phénomène de la chaleur sur la laine) et le temps du regard du spectateur, qui peut inscrire le devenir de l’œuvre dans l’histoire.

Ainsi l’objet est prisonnier, piégé; il devient une enveloppe que les abeilles vont totalement s’approprier. Elles le tapissent de cire, en font leur maison en fabriquant des alvéoles qui sont de petits nids d’une régularité géométrique et envahissante. Ces objets sont des protections, protections pour certaines parties du corps (épaules et tête) : plastron et casque de hockey ou de footballeur américain; ils sont des carapaces, des gangues supplémentaires pour un corps potentiellement mis en péril, mis en danger. On pensera volontiers aux vêtements de l’apiculteur qui le protègent entièrement face à cette violence envisageable de l’abeille.

Quant à l’œuvre Sports Night in Canada, elle révèle la confrontation de deux univers totalement distincts qui, de façon particulièrement incongrue, se trouvent mariés. Les objets manufacturés, structurés pour le corps humain, deviennent chacun une unité d’habitation pour abeilles. Fossilisés, arrêtés pour un temps, ces objets englués sont devenus presque des organes, ou peut-être les restes d’une autre époque, que l’artiste nous présente comme des vestiges.

Ces « objets sculptures » présentés sous la forme d’une installation, posés sur des tiroirs de ruches, nous laissent dans le trouble, au devant d’une certaine incapacité à prendre totalement en compte l’aspect rationnel de l’analyse tant dans la forme que dans la symbolique. L’objet phagocyté est rendu magique, trace d’un rituel entre le monde manufacturé et celui de la nature — ou peut-être eut-il autrefois une valeur magique ?

Cependant, on s’aperçoit peu à peu, en prenant le temps du regard, de l’observation, que quelque chose nous est caché, un monde qui nous échappe, celui d’un animal particulièrement structuré qui, grâce à l’immensité de son travail et de son organisation, produit des formes presque parfaites pour livrer une substance délicieuse qui lui permet de s’auto-suffire.

(Texte publié avec l’aimable autorisation du Centre culturel du Canada)