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Acid’Suite

PGérard Selbach
@12 Jan 2008

Dans un cadre de vie ordinaire, composé de meubles d’usage quotidien, Yves Grenet nous fait basculer dans les mythes de l’au-delà, en mettant en scène le vide et le passage du temps et en développant une esthétique déstabilisante d’une mort non-dite qui déconstruit notre monde matériel.

Passée la porte de la galerie, nous pénétrons dans un univers à la fois reconnaissable et dérangeant. Nous identifions l’aménagement intérieur d’un appartement bien (extra)ordinaire avec sa table basse (Vous en prendrez plutôt un ou deux?), mais qui est curieusement recouverte de terreau, son armoire (Image fantôme) dont le miroir sans tain étrangement ne renvoie pas notre image — notre être charnel a disparu —, un téléviseur (Flash TV) qui émet un claquement régulier inquiétant, un bac où poussent des plantes des terrains vagues, une bibliothèque (Prophétie sublime ou Sublime prophétie) dont les étagères sont curieusement enduites de plâtre, une table sur tréteaux (À table) où sont insolitement disposés des scarabées, un lit à deux places (Pas fait : Parfait) que personne ne semble avoir utilisé, une baignoire blanche (Dépression) et une cuve en verre dans laquelle bouillonne du polluant à base de sulfate de cuivre.
Et tout ce mobilier à l’aménagement très improbable est dominé par un mannequin blanc à tête de chien aux deux mains manquantes qu’Yves Grenet désigne comme le Loup-garou amputé à l’arme blanche.

Nous sentons bien que toute la construction de la proposition de l’artiste repose sur cette figure. Sa présence inquiétante hypnotise notre regard et nous fait basculer dans un monde irréel. Cette apparition mystérieuse nous fait accéder à un autre univers qui défie notre expérience. Mais, faut-il s’en tenir aux titres attribués aux œuvres ? Ne sont-ils pas là pour mieux nous mener sur une fausse piste d’interprétation? En particulier, l’appellation «de la mort, est trop liée au personnage mythique de la culture populaire du Moyen ge pour offrir un sens satisfaisant et cohérent à l’ensemble de l’installation.
La résonance de ce personnage modifie, certes, la fonction des éléments mobiliers exposés et réorganise notre interprétation perceptive. Mais, l’articulation du regard aux objets que nous croyons reconnaître, résiste au déchiffrement : comment interpréter le sectionnement des mains, par exemple ? Le voile de l’incompréhension se déchire, comme cela est arrivé à Champollion, quand le «loup-garou» se transforme en dieu Anubis, le dieu à tête de chien ou de chacal de la mythologie égyptienne.
L’interprétation de la mise en scène devient plus simple. L’évocation du dieu nous ramène à l’iconographie du Livre des Morts où Anubis est représenté en train de terminer les préparatifs de la momie. Il s’apprête à rendre la vie au défunt en lui réchauffant le cœur de ses deux mains et en lui restituant les sens.

Là, nous découvrons la ré-interprétation artistique à laquelle Yves Grenet a procédé. Son installation devient nécropole et rappelle les défilés funéraires par la présence du mobilier qui accompagne le défunt dans son passage d’un monde à l’autre, celui de l’au-delà. Mais avec une différence centrale chez l’artiste : alors que le rite occulte égyptien devait aboutir à une renaissance, à une négation de la mort, l’absence des mains d’Anubis l’empêchera d’officier et ne permettra pas au mort de recouvrer une autre vie. L’espérance d’une vie post mortem est anéantie.
L’ultime périple est bien sans retour alors que tous les éléments symboliques rituels qui doivent aider le défunt sont présents : la terre étroitement associée au renouveau de la végétation ; le miroir ou disque solaire, détenteur du pouvoir d’imiter la vie et symbole de l’éternel retour des forces de vie ; le lit, évoquant une étape de revitalisation du mort ; les scarabées liés à Osiris divinité du domaine solaire qui incarne les forces vitales du sol et l’énergie de l’astre à son lever ; la bibliothèque qui aide les vivants à garder la mémoire du défunt ; la baignoire, sarcophage où le trépassé va subir les transmutations en le tirant de la mort (le cercueil est désigné dans la littérature égyptienne comme un œuf).
Rien n’y fera. L’espoir est nié.

Le jeu des variations esthétiques qu’Yves Grenet introduit dans les récits mythologiques originels, nous ouvre l’accès à son univers mental. En des raccourcis de mythes partagés dans le temps et dans l’espace à la manière de Lévi-Strauss, les préoccupations de son imaginaire le conduisent à l’évocation mortifère, au mystérieux travail des forces occultes qui bouillonnent dans sa cuve remplie de bouillie bordelaise (un composé cuivré et sulfureux), tels les feux de l’Enfer.
Ce sont des thèmes qu’il a déjà explorés, transposés en des matériaux divers comme dans Air liquide (2000) où l’artiste mêlait de la terre noire à de l’eau et de l’huile, ou encore dans une œuvre Sans titre (2000) où des abeilles étaient disposées sur du miel.
L’exposition La Géométrie des terrains vagues (2000) avait amené Yves Grenet à récolter des herbes sur des terrains vagues, montrant par-là que le passage du temps et l’absence de l’homme permettent à la nature de reprendre le dessus, comme s’il n’avait jamais existé. Une forme de désespérance sourd de ses œuvres. L’insolite, l’étrange et l’inquiétant de ses propositions font basculer le monde intelligible dans celui des forces de la mort où tout est désagrégation et dégradation, et où le retour du corps à la terre le conduit à sa minéralisation.
L’artiste tente de construire, ainsi, des récits qui nous invitent à méditer sur le sens de la vie et les mystères de la mort sur laquelle reposent tant de mythes fondateurs.

Yves Grenet, dans la description de sa proposition, ne fait jamais allusion à cet autre monde. Il insiste, par contre, sur le vide, «le blanc» entre les éléments du mobilier qui, pris isolément, n’ont pas de sens. Seule leur participation à un réseau de signes, nécessitant «un travail de re-connaissance», créera une logique narrative, d’où l’importance du contexte. C’est au spectateur de contribuer à l’élaboration du message et du sens émis, de prononcer le non-dit de l’artiste, d’oser l’indicible. Encore faut-il que les connaissances aient été transmises auparavant afin que les représentations soient partagées.

Tout message artistique est une co-construction, une production interactive entre le créateur et le spectateur. Et cette interprétation se déploie tout autant dans le champ de l’imaginaire que dans celui du réel et du symbolique, comme le pensait Pierre Bourdieu.

Yves Grenet
— La Géométrie des terrains vagues, 2000. Installation.

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