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A Sugar Diet for Mystics

Une table et deux chaises. A parcourir la salle d’exposition, on pourrait croire que Marcel Duchamp et Eve Babitz viennent à peine de quitter les lieux (The Irony In Being Called An Enthusiast, 2010). On revoit la partie d’échecs de 1963, immortalisée par la photographie de Julian Wasser prise pour la grande rétrospective de Duchamp au Museum of Art de Pasadena.

Sur cette photographie, Marcel Duchamp vieillissant mène une partie face à Eve Babitz, assise nue devant lui.
En arrière-plan de la table de jeu, on distingue Le Grand Verre et quelques pièces majeures de l’artiste. Pas de hasard dans cette organisation au cordeau. Le visage d’Eve Babitz caché par sa chevelure brune, le Maître s’apprêtant à jouer, le mythe d’Eros et Thanatos revisité: lui qui colle à la mort et elle qui personnifie l’érotisme. La sophistication va encore plus loin quand on sait qu’Eve Babitz n’était autre que la maîtresse du commissaire d’exposition de Pasadena.
La dimension ludique et érotique de prime abord se déplace dès lors dans les sphères souterraines du rapport de force, des stratégies de réussite et d’évitement. Duchamp face à Babitz dans un jeu de mise à mort, c’est une part du conflit qui lie la création à l’institution, ou l’artiste à son curateur. La Mariée mise à nu n’est peut-être pas ici celle que l’on croit.

Si Marcel Duchamp est coutumier des interprétations multiples, Hugo Hopping semble poursuivre une voie similaire. En reprenant la fameuse séquence de Pasadena, il s’empare à son tour des «tiroirs» duchampiens pour, dans la foulée, en ouvrir de nouveaux. Comme s’il prolongeait l’expérience de son aîné. Ou plutôt comme s’il l’exportait dans un contexte qui lui est propre.

Ce contexte, c’est sa qualité de latino-américain sous les latitudes du monde de l’art et de la culture nord-américains.
Dans la vidéo qui accompagne la table de jeu (A Few Thoughts On Resignation And Loss, 2010), il ne fait pas que rejouer la partie opposant Duchamp à un grand joueur russe. Il l’accompagne d’un commentaire éclairant les stratégies de l’un et de l’autre, commentaire porté par un haut gradé de l’armée mexicaine par ailleurs fin connaisseur d’échecs. L’analogie qu’opère Hugo Hopping est sans équivoque, d’autant plus que l’analyse du soldat déborde dans le champ de la leçon politique.

Hugo Hopping glisse un double sens dans chacune de ses images, comme si celles-ci n’étaient qu’un leurre dans lequel il fallait tomber: la table dissimule les fantômes de Pasadena; le film diffusé plus loin joue, sous l’aspect sucré d’une telenovela mexicaine, la partition d’un couple en pente douce (A Few Thoughts On Resignation And Loss, 2010); les monochromes qu’il égrène dans la salle s’accompagnent toujours d’une phrase plus ou moins vindicative (la série des Whatever Happened To Roy James, 2010).

Chez Hugo Hopping, c’est la construction d’une pensée sociale et politique qui fait Å“uvre. Passée la séduction que représente l’opportunisme visuel de ses pièces, l’artiste installe un rapport ténu avec le texte. Le slogan, la quête de l’archive et de l’information souterraine, puis à d’autres moments le discours, la déclamation.

Les intentions de Hugo Hopping ne sont pas sans rappeler celles des Becher, de Kosuth ou de Beuys en ce sens que son Å“uvre réclame une certaine forme d’intelligibilité par le langage, une «abstractisation» des faits avant d’être confrontée au réel, alors même qu’elle manipule des éléments très concrets (les stratégies politiques, les conflits amoureux, la manipulation, la séduction, l’expatriation: des thèmes que l’artiste aime à rapprocher).
Au-delà de la rhétorique, qui fatalement s’installe et pourrait assommer de prime abord le travail de Hugo Hopping, on trouve de l’humour et une application certaine à revisiter les mythes de la modernité et la représentation du pouvoir.

D’ailleurs le titre de l’exposition A Sugar Diet for Mystics ne reprend-il pas la facétieuse formule que Sol LeWitt prononça pour définir les artistes conceptuels? LeWitt les percevait davantage comme des mystiques que comme des rationalistes.
A manier le politique et l’érotisme, la dramaturgie presque romantique et l’ascétisme de la forme, on pourrait facilement ranger Hugo Hopping parmi ceux-là.

Liste des oeuvres
— Hugo Hopping, The Irony In Being Called An Enthusiast, 2010. Livret de 56 pages, table et chaises. Dimensions variables
— Hugo Hopping, A Few Thoughts On Resignation And Loss, 2010. Vidéo sur DVD. 16’05’’
— Hugo Hopping et Jeffrey Stewart, Notes on nationalism, 2005. Vidéo sur DVD. 29’26’’
— Hugo Hopping, Whatever Happened To Roy James (This Is Definitively…), 2010. Toile monochrome sur chassis et dessin à l’encre de Chine sur papier. Dyptique. 48 x 36 cm x 2
— Hugo Hopping, Whatever Happened To Roy James (Even The Guilty…), 2010. Toile monochrome sur chassis et dessin à l’encre de Chine sur papier. Dyptique. 48 x 36 cm x 2
— Hugo Hopping, Whatever Happened To Roy James (My Eyes…), 2010. Toile monochrome sur chassis et dessin à l’encre de Chine sur papier. Dyptique. 48 x 36 cm x 2
— Hugo Hopping, Whatever Happened To Roy James (I Am Not Sure…), 2010. Toile monochrome sur chassis et dessin à l’encre de Chine sur papier. Dyptique. 48 x 36 cm x 2
— Hugo Hopping, Whatever Happened To Roy James (This Song Makes Me…), 2010. Toile monochrome sur chassis et dessin à l’encre de Chine sur papier. Dyptique. 48 x 36 cm x 2