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6 Streets, 12 Camel Toes

PEtienne Helmer
@12 Jan 2008

Avec «6 Streets» et «12 Camel Toes», Frank Perrin continue d’explorer les expressions les plus contemporaines du capitalisme: quand l’espace, les choses et les corps deviennent signes au point que leur réalité vacille.

La Galerie Jousse Entreprise présente deux nouveaux volets de la série «Postcapitalism» de Frank Perrin. Après «Joggers» et «Défilés», Frank Perrin continue d’explorer les expressions les plus contemporaines du capitalisme: quand l’espace, les choses et les corps deviennent signes, au point que leur réalité vacille.

Les 6 Streets (Postcapitalism, Section 2) représentent six grandes avenues de capitales économiques et financières: New York, Milan, Londres, Hong Kong, Séoul, Tokyo. Chacune est prise selon un plan panoramique, frontal mais distant, qui déroule horizontalement ses façades et ses enseignes de luxe, partout les mêmes: le capitalisme ne parle qu’une langue, et son maigre vocabulaire restreint aux marques de l’économie du luxe dit toute la pauvreté du sens qu’elle véhicule. Une langue au bord du silence en somme, comme ces rues presque désertes et figées où le commerce des hommes cède le pas au commerce des produits réduits à des signes.

Dans une ville normalement habitable, la rue est par nature un lieu de manifestation, d’émeute et d’émotion. Ici, vidée de sa fonction politique et sociale, elle devient décor ou scène de spectacle, qu’un ciel trop limpide paraît même soustraire aux aléas du climat et à la violence de l’histoire. Comme si le monde lui-même n’était qu’une grande vitrine, dont la réalité et la substance disparaissent dans le scintillement équivoque de la marchandise et de l’image qu’elle diffuse. Seules quelques rues en perspective, qui débouchent sur l’artère horizontale, laissent pénétrer le regard, suggérant ainsi un au-delà de la vitrine. Mais cet arrière-monde n’est peut-être que l’arrière-boutique.

Le sentiment de réalité n’est pas totalement absent pour autant: toujours un indice rappelle la particularité du lieu, et quelques minces détails laissent échapper la vie, qui s’est réfugiée dans le minuscule. Il faut s’approcher des images pour briser la vitrine, comme si seule la proximité pouvait désamorcer la tyrannie des signes et rendre le monde de nouveau habitable. Mais l’image résiste, le détail se dissipe: le capitalisme a aussi inventé la fascination.

«Camel Toe»: en anglais, l’entrejambe ou l’entrecuisse — ici féminin — moulé dans un pantalon ou un collant qui dessine, du bas du ventre au haut des cuisses, la forme d’un pied de chameau.
Ces 12 Camel Toes (Postcapitalism, Section 5) sont disposés en deux rangées superposées de six Camel Toes, qui ne se distinguent que par la matière, la couleur et les motifs du pantalon, du collant ou du slip. Sont ainsi alignés en une répétition fétichiste des corps réduits à la région du sexe, dont l’ostentation forcenée ôte toute la puissance érotique. Le sexe est là, central, mais disparaît sous le pantalon moulant qui le signale et le voile à la fois: le désir circonscrit son objet mais s’en frustre à la fois, sous la lumière tamisée du fantasme. La saturation plastique est si forte qu’on en vient à douter: femme ou mannequin? Chair ou moulage? L’antithèse est complète avec L’Origine du monde de Courbet: un corps-signe, un corps sans chair et inerte, un sexe désexualisé.

L’horizontalité des Streets et la verticalité des Camel Toes définissent les coordonnées psychiques du capitalisme contemporain: le désir s’illusionne de sa possible satisfaction totale mais demeure irrémédiablement frustré dans un univers saturé de signes substitués aux êtres et toujours identiques. «Postcapitalism» ou la perte de la différence dans un monde que le désir ne peut plus inventer: un cauchemar climatisé.

Traducciòn española : Patricia Avena

Frank Perrin
— Street 05 Londres, série «Post Capitalism Section 2», 2006. Lambda print. 75 x 230 cm.
— Street 06 Milan, série «Post Capitalism Section 2», 2006. Lambda print. 75 x 230 cm.
— Street 08 Séoul, série «Post Capitalism Section 2», 2006. Lambda print. 75 x 230 cm.
— Street 10 New York, série «Post Capitalism Section 2», 2006. Lambda print. 75 x 230 cm.
— Street 11 Hong Kong, série «Post Capitalism Section 2», 2006. Lambda print. 75 x 230 cm.
— Camel Toes 01, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 02, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 03, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 04, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 05, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 06, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 07, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 09, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 10, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 11, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 12, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 13, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 14, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 15, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 16, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 17, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.
— Camel Toes 18, série «Post Capitalism Section 5», n.d. Lambda print. 80 x 80 cm.

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