PHOTO | CRITIQUE

599

PEtienne Helmer
@10 Mai 2007

Qu’est-ce qu’une forme plastique? Et si la plénitude des formes du monde matériel n’était que la trace de formes plus pleines, bien que plus vides en apparence?

La 599 est le dernier modèle de Ferrari. Dans l’exposition du même nom, Alain Fleischer présente quelques photographies de moules, en sable ou en métal, employés par le constructeur italien et ses partenaires pour la fabrication de certaines pièces du véhicule, tant internes qu’externes. Une maquette à l’échelle d’une partie du moteur V12 est également exposée, entourée des images de ces moules qui lui ont donné forme.

Aux représentations sublimées de cette grande mythologie de l’Occident contemporain, avatar actuel de la DS chère à Barthes, Alain Fleischer fait subir plusieurs déplacements qui, peut-être sacrilèges aux yeux des tifosi, délaissent la célèbre voiture telle que nous nous la représentons pour mieux révéler l’intense expressivité formelle des plaques d’emboutissage qui lui donnent naissance.

Par le choix d’un objet (re)connu pour ses lignes épurées et reconnaissables entre toutes, mais jamais montré en lui-même dans l’exposition, Alain Fleischer s’interroge ainsi sur l’origine et la création des formes, leur reproduction et leur transmission, et déplace les pôles admis du plein et du creux, de la matrice et de son empreinte.
Son premier geste photographique délaisse l’unité du produit achevé au bénéfice de la multiplicité des moules et des presses nécessaires à sa fabrication. De l’un au multiple, c’est toute la richesse des formes de l’automobile qui est d’un coup révélée, comme si, par sa présence compacte, tout objet dissimulait leur diversité et leur complexe enchevêtrement.

Un second geste consiste, en passant de l’extérieur de la voiture aux matrices dont elle porte l’empreinte, à taire le rouge et le jaune rutilants auxquels sont spontanément associées ces voitures, au profit des teintes ternes des moules de sable, beiges ou grisâtres, et des reflets d’argent sans éclat des presses et des moules métalliques.
La fascination ainsi désamorcée, les moules peuvent apparaître en tant que formes autonomes: ceux des parties du moteur ne se présentent plus pour ce qu’ils sont mais font songer, le grand format des images aidant, à des maquettes de bâtiments futuristes. Les moules métalliques utilisés pour la carrosserie deviennent quant à eux autant de sculptures en acier poli.

Ces gestes servent un déplacement plus significatif encore: celui qui porte sur le lieu de la forme. Contrairement à ce que nous croyons spontanément, l’objet fini n’est pas le lieu primordial de la forme, il n’en est que le réceptacle. La forme est davantage dans le moule que dans la matière qui en porte la trace, et l’apparente plénitude plastique du monde matériel n’est donc au total qu’une empreinte.
Le choix du dernier modèle de Ferrari prend ainsi tout son sens: outre sa dimension autobiographique, qui prolonge la fascination d’Alain Fleischer enfant pour l’automobile de sport, il convoque l’objet mécanique sur lequel se concentre le fantasme contemporain de la forme plastique parfaite, pour mieux inverser les pôles du plein et du creux.

Cette double vie des formes et l’inversion opérée par Alain Fleischer ne peuvent manquer d’évoquer l’image photographique, pour son jeu entre le négatif et le positif, et entre l’objet et son image. Les photographies ne sont-elles en effet que les réceptacles du monde extérieur, comme leur fausse évidence pourrait le laisser croire? Ne sont-elles pas plutôt des formes inventées par le photographe, qui nous révèlent le monde en informant notre regard? Elles seraient alors les matrices du visible, les moules grâce auxquels nos yeux impriment sur le réel des contours toujours neufs mais toujours à renouveler.

Alain Fleischer
— Moule de carrosserie, 2006.
— Moule de carrosserie, 2006.
— Moule de moteur, 2006.
— Moule de moteur, 2006.

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