ÉCHOS
01 Jan 2002

27.02.06. Des photographies picturales : une esthétique de la relation

Dans les photographies-tableaux de Craigie Horsfield, l’esthétique de la relation consiste à faire percevoir dans une même image des arts hétérogènes par leur matérialité et leur histoire, et à éduquer le regard à la remise en question des genres artistiques établis, pour l’enrichir de leur collaboration à une même image.

Par Etienne Helmer

Relation. Craigie Horsfield (Jeu de Paume, 31 janv.-30 avr. 2006)

La photographie a conquis en partie ses titres de noblesse artistiques par rapport à l’art légitime qu’était – et est encore pour beaucoup – la peinture. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le pictorialisme fut l’un des moments les plus paradoxaux de cette histoire, puisque c’est en atténuant ou même en supprimant la spécificité technique et matérielle des photographies qu’il prétendait leur conférer les attributs de l’art. Pour que la photographie fût de l’art, il fallait qu’elle ait tout de la peinture [1]. Mais le poids institutionnel, symbolique et historique de la peinture et du dessin d’un côté, et de la photographie de l’autre était trop inégal pour que le pictorialisme puisse prétendre à une synthèse durable et équilibrée de ces pratiques plastiques.

Est-ce à dire qu’elles ne peuvent s’épanouir que séparément, le photographe ne pouvant être peintre ou dessinateur qu’à condition d’épouser deux carrières séparées ou parallèles, comme Henri Cartier-Bresson ou Frantisek Drtikol [2]; ou que, lorsqu’elles participent à la même image, leurs relations soient condamnées à ce mimétisme ludique et spéculatif relevant des «scénographies de la culture» [3], comme dans Les Portraits de Thomas Ruff inspirés de ceux des primitifs flamands ou dans la mise en scène des Époux Arnolfini de Van Eyck par David Buckland [4] ?

Les photographies de Craigie Horsfield actuellement exposées au Jeu de Paume dans le cadre de l’exposition «Relation» associent intimement le dessin et la peinture à la photographie, sur un mode qui n’est ni négation du photographique, comme dans le pictorialisme, ni mise en scène parodique ou ludique. Ce sont des photographies picturales en ce que l’artiste utilise la peinture et le dessin au bénéfice d’une esthétique de la relation dont l’objet est double: enrichir le regard, par cette combinaison ambiguë de différents arts, du lien créé entre l’effet de surréel photographique et la fiction picturale; et susciter par ce moyen une profonde empathie entre le spectateur et les sujets de ses photographies – et peut-être avec l’image photographique en tant que telle.

Les photographies de Craigie Horsfield [5] sont picturales par trois aspects: leur format, les références qu’elles évoquent à des styles picturaux ou à des tableaux précis, et leur rendu.

Le choix d’un grand format, parfois proche du monumental, pour la plupart des photographies, et, à une exception près (Anke Bangma, Witte de Withstraat, Rotterdam, Juli 1998), l’absence de protection en verre sur les images, produisent une saturation de l’horizon visuel et impliquent une proximité du spectateur avec la matérialité de l’œuvre. L’effet produit est celui de la captation du regard, appelé à réitérer le «rite» de l’arrêt contemplatif qui caractérise le rapport aux œuvres picturales en occident au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. Ces photographies nous invitent ainsi à les regarder comme on a longtemps regardé les tableaux: sur le mode d’une confrontation avec l’œuvre, nécessaire pour susciter l’émotion, et non, comme l’explique Walter Benjamin, sur celui de la distraction et des perceptions incidentes propres à la modernité [6].

Certaines photographies reprennent très explicitement des scènes, des thèmes ou des styles de l’histoire de la peinture: ainsi des scènes de tauromachie de Goya et de Picasso, qu’on retrouve dans Plaça de toros La Monumental, Gran Via de les Corts Catalanes, Barcelona, Octubre 1995. Plusieurs des Irresponsible Drawings peuvent évoquer les natures mortes de Chardin. Le rhinocéros n’est pas sans faire songer à celui de Dürer qui, en 1515, dessina l’animal sur la base de témoignages qu’on lui avait rapportés. Quant à Anke Bangma, Witte de Withstraat, Rotterdam, Juli 1998, comment ne pas voir dans son visage fin et légèrement allongé celui d’une jeune fille de Vermeer?
On pourrait multiplier les références, mais l’important est de voir que ces reprises ne sont pas parodiques mais critiques. Elles soulignent combien notre regard est formé par la peinture, et qu’en abordant les photographies avec ces yeux-là, nous risquons de ne pas les voir en tant que photographies. En logeant le pictural au cœur de ses images, Craigie Horsfield déjoue alors cette habitude par une stratégie de la reconnaissance qui, à l’inverse du pictorialisme, procède par une distanciation entre peinture et photographie.

Manifestement, les références picturales dans ses images n’ont pas pour but de rivaliser avec la peinture ou le dessin, ou d’abolir la spécificité de ces arts plastiques: elle invite à reconnaître au contraire tout ce qui les sépare de la photographie. Chez Craigie Horsfield, le pictural ne nie donc pas le photographique, il en libère au contraire toutes les possibilités, en proposant à l’œil de lui être attentif.
La photographie intitulée Rynek Glowny, Kraków, March 1977, illustre bien cette démarche: deux tableaux – des portraits – sont accrochés en hauteur sur un échafaudage, lui-même apposé sur une façade; mais les arbres du premier plan empêchent de distinguer nettement les personnages qu’ils représentent. La façade, l’échafaudage, les tableaux puis les arbres: quatre niveaux de surfaces et de formes, où le piège est précisément de vouloir limiter son regard à la reconnaissance des tableaux alors qu’il y a, devant et derrière eux, d’autres strates offertes au regard.
L’esthétique de la relation consiste donc ici à faire percevoir dans une même image des arts hétérogènes par leur matérialité et leur histoire, et à éduquer le regard à la remise en question des genres artistiques établis, pour l’enrichir de leur collaboration à une même image.

En ce qui concerne le rendu, l’usage du noir et blanc est justement le moyen de maintenir la spécificité de la photographie. La palette des gris se révèle aussi riche que celle des couleurs en peinture, et le noir intervient comme un élément de signification à part entière, dont la densité suggère la présence du néant au cœur de la vie. Et si les couleurs sont présentes dans les «Irresponsible Drawings», elles sont en général soit ternies soit avivées de façon subtilement outrancière: dans les deux cas, il s’agit de jouer avec la peinture sans s’y réduire.

Ces choix esthétiques donnent aux photographies de Craigie Horsfield un grain très particulier, placé sous le signe d’ambivalences insolubles. Le regard est invité à dépasser à la fois la distance propre à la fiction picturale et au dessin, et la proximité paradoxalement très lointaine et quasi surréelle créée par le détail photographique.

On est loin de la distance qu’implique aussi bien la netteté glacée des photographies ordinaires que l’altérité évidente de la peinture. C’est dans une zone intermédiaire que l’on pénètre, celle de la surface où une rencontre est possible avec les sujets représentés, sans abolir pour autant la distance.
Ainsi le grain de la peau est-il rendu à la fois avec précision et dans une sorte de flou et d’épaisseur qui traduisent la palpitation du réel et de la vie. Les veines saillantes du cou de Susan Smith (Susan Smith, Ashibridge Road, East London, September 1969), ou celles du bras droit de Leszek Mierwa, auxquelles répondent les plissures de la poche gauche de son pantalon (Leszek Mierwa, ul. Navowjki, Kraków, August 1984), disent l’intensité et l’intimité d’une présence réelle qui n’en conserve pas moins quelque chose d’onirique.

Toutes ces ambiguï;tés tiennent à la dimension picturale de ces photographies. Si elles ressemblent à des tableaux c’est, en un sens, pour mieux être des photographies. Mais le doute demeure, et il reste à le comprendre: Craigie Horsfield se contente-t-il de nous faire percevoir l’écart entre les différents arts plastiques qu’il convoque, ou subordonne-t-il malgré tout les ressources de la peinture et du dessin à la photographie?
De toute évidence, il s’agit de ne pas trancher, comme dans le cas du visage de Nous Faes, (Nous Faes, Witte de Withstraat, Rotterdam, August 1998), pour toujours énigmatique: photographie? dessin? L’esthétique de la relation implique plutôt de mettre à mal la «pureté» des genres pour faire saisir la puissance interprétative et fictionnelle de la photographie sans annihiler sa spécificité.

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