ÉCHOS
01 Jan 2002

17.03.06. Voiles : les nouvelles «façades libres» de l’architecture ?

Près d’une centaine d’années après que Loos ait associé l’ornement au crime, l’architecture contemporaine interroge à nouveau la surface. Non seulement la texture, le décor et la couleur sont aujourd’hui réhabilités mais l’épaisseur et les mouvements de la surface sont également explorés.

Par Sandrine Amy
Architecte, philosophe et membre du programme de recherche de la MSH Paris Nord: «Arts, appareils, diffusion»
26 janvier 2006

Depuis le début des années 90, aussi bien en France qu’à l’étranger, les façades constituent à nouveau pour les architectes un lieu privilégié de recherche et d’expérimentation qui va de pair avec un retour massif du décoratif et de l’ornement.
Ce faisant, leurs architectes semblent marquer une rupture avec leurs aînés du Mouvement Moderne qui avaient eux-mêmes instauré une rupture radicale avec la tradition décorative des surfaces, entraînant une révolution de l’esthétique architecturale et de la sensibilité qui diffuse encore aujourd’hui ses effets.
Les principaux instigateurs de cette révolution furent Adolf Loos, avec son célèbre pamphlet Ornement et crime (1908) et Le Corbusier, avec L’Art décoratif d’aujourd’hui (1925). L’architecture, selon eux, devait se consacrer à des tâches plus nobles et plus utiles, à des sujets plus profonds ou plus élevés et œuvrer pour le Bien et le progrès de l’humanité.
La théorie moderne de l’ornement n’était-elle qu’une parenthèse que certains architectes contemporains veulent aujourd’hui refermer?
En tous cas, tous les axiomes modernes (adéquation entre forme et fonction, correspondance entre intérieur et extérieur, vérité des matériaux, de la structure, etc.) perdent graduellement de leur influence et l’architecture semble aujourd’hui renouer avec une certaine tradition textile et le monde de la pierre reprendre les relations qu’il a en fait toujours entretenu avec le monde du tissu.
En même temps, ces façades sont d’une nature proprement originale et inédite. Comme le tissu, elles sont véritablement souples, ployables, mouvantes ou dynamiques.
Elles ont en outre acquis une sorte d’état limite dans leur autonomie et dans l’espacement qu’elles instaurent avec les édifices qu’elles recouvrent. Entre le corps de bâtiment et son revêtement, les architectes ont aménagé un vide et un espace de jeu.
Pour autant, cette nouvelle préoccupation de l’architecture pour la surface et l’ornement et cette nouvelle sensibilité ne font pas «mouvement». L’ornement et la décoration sont d’une certaine manière à la mode mais ils résistent à la catégorisation et à la généralisation et se placent du côté du local, du subjectif et du singulier.
D’où les questions suivantes: y a-t-il une théorie contemporaine de la surface ou de l’enveloppe en architecture?, y a-t-il une théorie contemporaine de la décoration et de l’ornement?
Et, au-delà des sempiternels débats «signe contre fonction» ou «symbole contre espace» ou des étiquettes du type «maniérisme» ou «façadisme», qu’est-ce qui se joue sur ces façades qui n’en finit pas de revenir, de travailler et faire travailler les architectes?

Avec l’invention du béton armé et du système poteau-poutre au début du XXème siècle, la façade s’est affranchie du rôle qui consistait à tenir le bâtiment debout. Tout à coup, ses fonctions (structure porteuse, isolation, étanchéité, vue, finition, ornement), qui auparavant étaient pincées et fusionnées dans une même épaisseur, un même plan vertical et une même peau, ont pu être séparées et désolidarisées. Ainsi, les architectes ont bénéficié d’une liberté sans précédent à l’égard des contraintes physiques des matériaux et la possibilité d’un langage complètement nouveau. La façade est devenue «libre» (selon l’expression de Le Corbusier) et plastique; elle a pu s’adapter à tous les principes et à toutes les intentions sans menacer la stabilité de l’édifice.

Loos, Le Corbusier et les architectes du mouvement moderne furent parmi les premiers à bénéficier de cette nouvelle technique et à l’expérimenter. Ce faisant, ils ont nécessairement dû réexaminer et réinterroger les différentes fonctions de cette peau pour pouvoir les réinterpréter et, le cas échéant, les réaffirmer.
Loos s’est intéressé aux fonctions d’isolation et d’étanchéité. En 1898, dans un texte intitulé la Loi du revêtement – inspiré du Principe du vêtement que Gottfried Semper formula au milieu du XIXème siècle – il expliquait que la tâche de l’architecte consiste à «élaborer un espace chaud et intime. Il décide donc d’étendre un tapis sur le sol et d’en suspendre d’autres aux quatre murs. Mais on ne construit pas une maison avec des tapis. Le tapis de sol aussi bien que les tapis muraux exigent une structure capable de les recevoir de façon adéquate. Découvrir cette structure constitue la seconde tâche de l’architecte. (…) Au commencement il y eut le vêtement. L’homme était en quête d’une protection contre les rigueurs du climat, cherchait protection et chaleur durant le sommeil. Il avait besoin de se couvrir. La couverture est le plus ancienne expression de l’architecture». (1)
Il identifiait ainsi l’architecte avec l’artiste: il devait dire le monde et couvrir cette énonciation d’une couche de représentation.
Ses façades étaient conçues comme des enveloppes volumiques. Les intérieurs de ses habitations devaient avant tout couvrir les habitants à la manière d’un vêtement doux et chaud dans lequel ils pouvaient se lover. Tout était conçu pour préserver au mieux l’intimité du foyer. Par exemple, les fenêtres de ses maisons qui étaient relativement petites, souvent opaques ou recouvertes de rideaux, devaient laisser passer la lumière et non le regard et donner un sentiment de protection et de sécurité. Elles défiaient les lois de la transparence et de la perspective. Une fois les rideaux tirés, ses maisons devaient permettre à ses habitants, pour un moment, de s’extraire du monde et de se retourner sur eux-mêmes et sur le privé. Le dehors, «domaine de l’échange, de l’économie et des masques» était effacé au profit d’un retournement vers le dedans, lieu privilégié, selon Loos, «de l’inaliénable, du non-échangeable et de l’indicible.» (2)
Depuis l’extérieur, ce que proposait Loos aux regards des passants, c’était une enveloppe austère et froide qui dissimulait la vie privée. Rien ou presque ne devait filtrer derrière ce masque d’anonymité, de moralité et de respectabilité.

Le Corbusier, de son côté, s’est concentré sur les percements et les possibilités de vue. L’architecture selon lui, au-delà de la simple construction et des «choses utilitaires», avait à voir avec la science (dé-couvrir pour connaître et progresser) ou avec la philosophie (passage graduel du sensible à l’intelligible, du tactile au visuel et de la matérialité à l’immatérialité).
La maison, comme les standards grecs sur lesquels il fondait sa conception (le Parthénon était un idéal de perfection, un standard car universellement apprécié et reconnu) ou les objets industrialisés (autres standards), était conçue comme une «machine à habiter» dont on pouvait soulever les capots et qui exposait sa rationalité. Et sa façade, la surface d’exposition même, constituait le lieu par excellence de cette conception. Elle constituait un plan à deux dimensions qui annonçait un dedans prometteur et dévoilait la structure et la fonction du dedans.
Comme pour le scientifique, ce n’était donc pas la surface en tant que telle qui intéressait Le Corbusier, mais c’était son rôle de passeur vers un au-delà.
La façade possédait donc une valeur secondaire, une valeur de «superflu nécessaire».
Puisque l’essentiel était ailleurs, Le Corbusier proposait aux regards extérieurs des façades planes, lisses et largement ouvertes pour se conformer aux principes de mise en lumière, de transparence et de vérité. Côté intérieur, il proposait avant tout un cadre pour les vues. Il envisageait la maison ou l’appartement comme de véritables dispositifs de prise de vues. Habiter, selon lui, revenait à habiter un appareil photo, les fenêtres remplaçant l’objectif. Ensuite seulement, venait s’organiser l’espace en-deça de ces vues. Plus que la construction d’un espace domestique, c’était la domestication des vues qui, selon lui, importait: habiter c’était voir.

L’ornement – c’est-à-dire le revêtement – a, quant à lui, fait l’objet d’un questionnement particulier qui a abouti à un consensus; il a été réduit au minimum, à sa plus simple expression.

Pour Loos, il était l’apanage des sociétés primitives et relevait d’une pulsion naturelle et instinctuelle qui n’avait plus aucune raison d’être dans le monde contemporain civilisé et qu’il fallait abandonner. S’il perdurait, il révélait une société malade, un esprit attardé, une dégénérescence ou un crime.
Il préconisait donc le recours au lait de chaux dans lequel il voyait le paradigme contemporain de la tradition textile, le moyen le plus performant de conserver l’ornement essentiel et nécessaire que Semper prônait et la possibilité d’une expression moderne, pure et vraie tout à la fois. La couche d’enduit ou de peinture blanche était la version minimale du tapis suspendu.

A sa suite, Le Corbusier prôna lui aussi la suppression de toute décoration et l’utilisation généralisée du lait de chaux. Il édicta la Loi du Ripolin.
Selon lui, la décoration des surfaces était un mensonge, un déguisement pour soi-même et pour les autres, produisant «une aliénation historique et spatiale en cultivant des rêves de nostalgie face à la modernité» (3) et un sentimentalisme désuet. Il proposait donc de nettoyer les façades de tout «verbiage» et de tout «style» et l’intérieur des habitations de tout accessoire non vital pour libérer l’architecture de son superflu contingent.
Le lait de chaux permettait selon lui, sans les perturber, les allers-retours des regards à travers la façade et accomplissait au mieux les principes de vérité, de transparence et de beauté revendiqués pour l’architecture. Tout, dedans comme dehors, devait être exposé, étalé, clair, pur, efficace; tout ce qui faisait obstacle relevait en conséquence du secret voire de la pathologie.

Chacun de leur côté, Loos et Le Corbusier ont donc apparemment illustré deux conceptions exclusives de la façade et plus généralement deux conceptions de l’architecture et du monde; un écran de séparation nécessaire sur lequel les mouvements de part et d’autre viennent buter pour le premier, un écran de contact qui n’a de sens que d’être traversé pour le second.
Mais dans leurs œuvres construites certaines contradictions ont été identifiées et finalement, leur travail de la façade a démontré que l’habitation possède un intérieur et une enveloppe qu’il n’est pas possible de désolidariser, qu’elle ne peut se contenter d’être un pur dehors, ni un pur dedans. La surface est toujours une interface, une surface qui possède une structure en «double feuillet» comme le dit Anzieu, une face «tournée vers le dedans, une autre vers le dehors» (4), une surface à vivre et à envisager des deux côtés en même temps.
Certains théoriciens voient donc chez eux les prémices de l’établissement de nouveaux rapports dynamiques, de la prise en compte de forces antagonistes qui, par la surface et la façade, témoignent de la création d’une nouvelle réalité.
Ces mêmes théoriciens ont aussi montré que la conception de l’ornement chez Loos et Le Corbusier a fait l’objet d’un contresens et d’un malentendu: ils n’ont jamais voulu l’éradiquer même s’il a été réduit au minimum. Il s’agissait plutôt de le maîtriser pour le moderniser.
Au contraire, selon eux, à eux deux, Loos et Le Corbusier n’ont fait que révéler une impossible nudité.

Tout minimal qu’il était, l’ornement des Modernes a été, au sens littéral, mis en avant et dégagé du reste des fonctions de la peau, il est en quelque sorte passé au stade du vêtement (Loos et Le Corbusier ont d’ailleurs longuement écrit sur le vêtement).
Avec lui, l’architecture contemporaine a en quelque sorte hérité d’une prothèse qui lui permet d’ex-sister (selon l’orthographe de Lacan), de s’exprimer et d’échanger librement, de contrôler ce qu’elle dit, ce qu’elle veut cacher ou montrer.

Pour les architectes contemporains, le problème de l’architecture n’est donc plus d’interroger la nécessité ou la pertinence du vêtement – leurs prédécesseurs ont épuisé cette question en démontrant sa persistance – mais sur l’infinité des moyens de sa mise en œuvre.
En France, c’est sans doute Jean Nouvel qui le premier a entrepris ce travail.
Avec la Fondation Cartier (Paris,1994), il a proposé, en prolongeant et en développant les idées du feuilleté et de l’interface, un travail du revêtement qui a fait événement tant l’espacement qui est instauré avec le corps du bâtiment et le jeu sur les apparences sont importants. Il l’avait déjà esquissé en 1987 avec l’Institut du Monde Arabe et sa façade de moucharabiehs mais tout s’y jouait encore selon lui «sur une micro-stratification que toutes les fonctions innervent comme une peau, au sens biologique du terme».(5)

Face à cet édifice, la critique architecturale n’a pu faire usage des théories ou des outils d’analyse traditionnels. Elle le réduit souvent à une magnifique ode à la transparence, à la légèreté, à la disparition, ou bien, il n’aurait plus rien à donner dès lors qu’on en aurait saisi l’idée ou l’effet. Mais si l’on convoque le vêtement, la réflexion peut être prolongée.

Nouvel a en effet cherché à travailler le verre comme une véritable matière plastique et élastique.
Il a d’abord cherché à rendre les limites physiques de l’édifice floues afin de perturber intentionnellement la perception des visiteurs.
Le visiteur qui vient pour la première fois à la Fondation Cartier est soumis à une expérience quelque peu déroutante. Quand il est sur le boulevard Raspail, il découvre tout d’abord un mur de verre qu’il doit longer pour accéder à l’entrée. Persuadé qu’il est au pied d’une de ces boîtes de verre modernes comme on en voit si souvent, il associe ce mur à la façade du bâtiment. Il franchit ensuite cette façade et s’arrête immédiatement au guichet situé juste à l’entrée. Mais il se rend compte que, bien qu’étant derrière la façade, il est toujours dehors, à ciel ouvert. Il aperçoit alors une deuxième façade en verre (à 15 mètres), identique à la première, et se demande peut-être s’il y a bien quelque chose derrière, si c’est bien une façade délimitant un volume intérieur ou une autre surface plane qu’il devra franchir pour parvenir jusqu’à l’entrée.

Le jeu de transparences et de reflets entre les murs de verre eux-mêmes et l’environnement naturel et construit alentour renforce également la sensation d’indéfinition et d’irrésolution spatiale et permet à l’édifice d’échapper au «piège» de l’apparence figée et de jouer sur l’éphémère.
Suivant le temps qu’il fait, la luminosité, les heures du jour et de la nuit, les saisons et le contenu des expositions, la Fondation Cartier offre donc de nouvelles images d’elle-même, de nouveaux motifs, de nouvelles apparences et de nouvelles formes.

Une autre qualité du vêtement peut être repérée dans le mur de verre; il possède le double caractère de la dépendance et de l’autonomie par rapport au corps du bâtiment qu’il vient doubler.
Comme un mur d’enceinte, il est auto-portant, c’est-à-dire indépendant constructivement, mais, contrairement à lui, il est relié au bâtiment par des attaches métalliques assurant ce que l’on appelle son contreventement. Il ne pourrait donc exister sans lui tout en lui en étant détaché physiquement.
Une telle dépendance aurait pu, sans nul doute, être évitée, une solution technique être trouvée, mais si la liaison est ainsi affirmée c’est que le mur de verre est aussi dépendant conceptuellement du bâtiment.
Sans lui, en effet, le bâtiment n’aurait pas grand intérêt; c’est le jeu riche des transparences, des effets de miroir, des contre-jours, des reflets et celui du motif redondant de la trame structurelle entre celui-ci et les façades du bâtiment qui fait toute l’originalité et la séduction du projet. Et sans le bâtiment, le mur de verre n’aurait aucune raison d’exister, à part peut-être comme œuvre d’art.

Cette dualité trouve son origine dans la manière dont Nouvel envisage le projet d’architecture, aussi bien dans son déroulement propre que dans les relations qu’il doit nécessairement instaurer avec son contexte.
Le contexte, qu’il soit physique, historique, économique, politique, social ou programmatique, n’est pas uniquement synonyme de contrainte mais bien plutôt une occasion de pouvoir tisser avec, de pouvoir créer du lien et permettre un dialogue participatif, et c’est grâce à lui que l’acte créatif est possible.
Entre la production d’objets autonomes et solitaires parce qu’absolument réfractaires au dialogue, et la production d’objets dépendants, anonymes et réduits au silence parce qu’uniquement façonnés par leur environnement, Nouvel choisit une troisième voie, la voie qui allie la conscience du contexte à l’expression d’un concept fort.
De la même manière, entre rupture et continuité historique, il réfute aussi la tendance à reproduire les mêmes attitudes mais ne participe pas non plus au culte de la différence pour la différence. Pour lui, les modèles de l’identique, de la répétition et de la copie, qui sont profondément régressifs, ou celui de la tabula rasa du mouvement moderne international dont l’erreur a consisté à penser que la force interne d’un objet était suffisante, ne sont, ni l’un ni l’autre, satisfaisants.
Il veut montrer que l’architecture est «un moment, dans notre époque, devant trouver à chaque instant sa posture» (6) et que, selon la demande, elle doit pouvoir développer une réponse adaptée.
Dans ce projet précis, ce qu’il a voulu exprimer c’est l’idée que la ville contemporaine doit réintégrer et réinterpréter la nature et que les espaces d’exposition traditionnels (musée, galeries, etc.) sont aujourd’hui obsolètes et doivent être requalifiés pour que l’art soit «ressenti d’une façon plus large» et qu’il soit l’objet d’une «implication publique plus importante». (7)
Chaque nouveau projet est par conséquent nécessairement singulier; c’est ce qu’il définit comme «l’hyper-spécificité» de chaque projet, seul moyen, selon lui, de dépasser les querelles d’écoles et de transcender les modes et les époques.
L’architecture doit être remplacée par les architectures – à chaque édifice son concept, son expression, son signifié et son signifiant – mais, et c’est essentiel, à cette occasion, les lieux dans lesquels elles s’inscrivent doivent (re)trouver et révéler leur génie.

Le projet Cartier est donc fondé sur plusieurs séries de paradoxes et c’est sa couche supplémentaire, son vêtement qui contribuent à les concrétiser.
Ainsi, grâce au mur de verre, la transparence est opacité, la limite est atopique, l’architecture est paysage, la solidité est fragile, l’architecture est mouvement, l’instant est éternel, l’architecture est éphémère… Nouvel ne veut se résoudre à choisir entre deux termes opposés mais veut affirmer les deux à la fois. Son but est ainsi de dépasser les oppositions (dehors – dedans, public – privé, réel – virtuel, fonctionnel – poétique) et de les parasiter pour essayer de «créer un espace qui n’est pas lisible, un espace qui serait le prolongement mental de ce que l’on voit» (8), de faire émerger quelque chose de ces limites brouillées car l’enjeu pour l’architecture est de créer quelque chose en plus qui ne soit pas uniquement la traduction d’une fonctionnalité et d’un budget. Il y a nécessité de ne pas se contenter de manipuler le verre, l’aluminium ou l’acier de manière ordinaire mais bien de leur ajouter quelque chose pour que l’architecture se libère en partie de son état de chose et ne soit pas pure construction.

Il ne se prend «pas exactement pour un prestidigitateur» (9) dit-il, car il a recours à des stratagèmes et à des trucs qu’il n’est pas censé révéler mais dont il parle tout de même de temps en temps.
Mais même si les objets d’architecture selon lui – et la discipline de l’architecture dans son entier – doivent chercher à parler, à exprimer des idées, doivent traduire un désir de transparence et de communicabilité, il n’en reste pas moins que c’est paradoxalement sous le masque de l’énigme et du secret. Il avoue aussi jouer sur le non-dit et la dissimulation pour entretenir «le mystère indispensable à une certaine séduction».
De plus, contrairement à Loos ou Le Corbusier, il est également conscient du fait qu’il ne peut maîtriser tous les effets et que l’architecture provoque et véhicule des choses chez ceux à qui elle est destinée qui demeurent incontrôlables.
L’objet d’architecture, une fois réalisé et intégré à la communauté des hommes et des objets, «est rendu à ce côté énigmatique, inintelligible même par celui qui l’a créé», quelque chose en lui se manifeste, une «chose inexplicable et non transmissible, qui n’est pas interactive du tout. Quelque chose est là et n’est pas là en même temps» (10), précise Baudrillard.

Cette chose qui survient bien qu’étant «extra-être» et qui insiste bien qu’étant non actualisable dans un état de choses, cette chose qui surmonte et articule toutes les oppositions et qui est singulière et impénétrable, c’est ce que Deleuze définit comme le sens et l’événement purs et c’est ce qui peut venir préciser ce supplément que Nouvel revendique pour l’architecture et qu’il tient à insuffler à ses projets.

Le mur de verre de la Fondation Cartier, l’élément paradoxal du projet par excellence qui fait converger plusieurs «séries hétérogènes», est, à ce titre, une effectuation spatio-temporelle possible du sens; il n’est pas le sens pur mais il est hanté par lui et il a fourni, une fois construit, de nouvelles conditions pour la production d’un sens nouveau.
Comme le sens, il ne pourrait exister «hors de la proposition qui l’exprime» mais cela ne l’empêche pas d’avoir sa propre objectivité. Comme lui, il s’oppose à la doxa, c’est-à-dire au «bon sens comme sens unique» et au «sens commun comme assignation d’identités fixes» (11) et affirme les deux sens à la fois.
Il fait communiquer et résonner, tout en les différentiant, des séries qui ne sont jamais égales et dont les termes «sont en perpétuel déplacement relatif par rapport à ceux de l’autre». (12)

Ce qui compte pour l’architecture ce n’est pas tant la matérialité de ses édifices, car elle est susceptible de recevoir n’importe quel sens, ce qui compte pour la Fondation Cartier ce n’est pas tant la matérialité de son mur de verre, mais c’est sa présence même, la présence de ce «truc» supplémentaire lui-même, d’une surface détachée du corps de bâtiment qui n’a plus besoin d’être épaisse, lourde et statique pour que du sens soit produit.

En conséquence le mur de verre – ou la surface plus généralement – devient le lieu de la question au sens deleuzien.
Le mur de Cartier constitue une réponse possible à une série de problèmes donnés. Cependant, indépendamment des contraintes de la commande, les problèmes qu’il a choisi de traiter ne sont pas spécifiques à ce projet. On les retrouve notamment à l’IMA (1987), dans la Tour sans fins (projet non réalisé, La Défense, 1989) ou dans la Tour Agbar (Barcelone, 2003). Ils sont néanmoins résolus différemment à chaque fois.
Ainsi, aux mêmes problèmes correspond donc une infinité de nouvelles formes, de nouvelles solutions et nouveaux agencements. Mais en même temps, ces problèmes et les moyens que Nouvel se donne pour les travailler, sont issus d’une logique et d’une problématique personnelles qui organisent leurs relations et leur synthèse. C’est, en opposition au problème, ce que Deleuze décrit comme étant la question. En fait, «la question se développe dans des problèmes et les problèmes s’enveloppent dans une question fondamentale». (13)
Projet après projet, les réponses qui sont donc proposées par Nouvel «ne suppriment aucunement la question» fondamentale qui semble parcourir son œuvre «ni ne la comblent et celle-ci persiste à travers toutes les réponses». (14)
Quelque chose résiste à Nouvel lui-même et le pousse à poursuivre la recherche de l’expression et du projet parfaits, tandis que quelque chose résiste aux visiteurs de ses architectures et les pousse à interroger le monde et à s’interroger eux-mêmes.

Chaque nouvelle façade fait exister le sens et l’événement, et avec eux, le débat, la critique et la discussion, propose un futur et un passé et des mondes possibles laissant à chacun la liberté d’aller à leur rencontre, de fuir ou de résister.
En aucun cas il n’est donc possible d’appliquer un discours de vérité à la question (et à l’architecture par la même occasion), elle demeure indéfinissable et défie toute interprétation définitive car elle n’a rien à voir avec une quelconque information qu’il faudrait croire ou une donnée stable et universelle à laquelle se fier.
Le mur de verre de la Fondation Cartier n’est, comme le sens, ni lié à une quelconque transcendance, hauteur ou élévation de l’esprit contrairement aux écrans surfaciques de Le Corbusier, ni à une quelconque profondeur ou introversion du corps contrairement aux enveloppes volumiques de Loos.
Comme le sens, il n’est que surface et non un espace, il n’est qu’effet de surface. Tout ce qui est important pour le projet est là, tout ce qui doit s’exprimer s’étale sur sa surface. Nouvel n’en évacue pas autant les questions spatiales ou techniques mais estime qu’elles sont d’un ordre secondaire.

Pour lui, la surface est un commun vertical, l’instrument démocratique de la «critique permanente» (15) de l’époque, de soi-même et des autres dont Foucault parlait au sujet du vêtement.
Elle est à la fois le résultat d’un dialogue préalable et aussi ce par quoi l’architecte trouve un équilibre entre la loi et sa propre liberté.
D’un côté, la surface doit se soumettre à la réglementation publique qui organise en les séparant clairement l’espace public et l’espace privé. Dans ce cas, tout est affaire de territoires bien délimités, de définitions précises et de rapports d’exclusion.
D’un autre côté, elle doit – et l’architecture avec elle – s’affranchir des dogmes et se libérer en s’exprimant. Elle doit elle-même régler les degrés d’ouverture et de fermeture, de transparence et d’opacité et dessiner des contours et des limites qui doivent pouvoir échapper à la permanence de la loi et de la norme pour construire.
Un architecte qui n’envisage que l’un des deux côtés ne fait, selon lui, que la moitié de son travail. C’est le seul moyen pour lui d’en finir avec les objets souverains ou les objets assujettis et d’instaurer du partage et du dialogue, le but ultime étant d’améliorer la qualité de vie des usagers et d’en faire des citoyens.

Dans la Fondation Cartier, c’est la façade de l’immeuble à proprement parler qui répond à la loi et à la nécessité d’un vêtement intemporel, stable et universel alors que le mur de verre qui vient la doubler répond à des préoccupations personnelles.
En somme, à la fois l’uniforme et la mode et le prêt-à-porter.
Une certaine permanence est garantie en même temps qu’un renouvellement rapide des références, des modes et des cycles qui répond – dimension importante à ses yeux – aux nouveaux paramètres contemporains que sont la vitesse et la circulation sans cesse accélérée des hommes, des images, des biens matériels et de l’information.
Avec le projet de la Fondation Cartier, Nouvel semble bien avoir inauguré en France un nouveau débat et une nouvelle façon de se rapporter à l’architecture et au métier d’architecte. Sa conception est aujourd’hui largement partagée (en France autant qu’à l’étranger) par d’autres architectes et ne cesse d’être enrichie par de nouvelles réalisations.
Parmi eux Edouard François et Duncan Lewis avec L’Immeuble qui pousse (Montpellier, 2000) : ils proposent une façade «minéralo-végétale»; un appareillage de gabion sur lequel grimpe et se développe de la végétation. Largement influencés par le travail du botaniste P. Blanc, avec qui Nouvel a collaboré à plusieurs reprises (notamment à la Fondation Cartier), ils cherchent à ce que la nature colonise la pierre, et avec elle l’architecture toute entière, afin, souhaitent-ils, de limiter la prégnance de l’architecture dans le paysage, de lui faire prendre la couleur des lieux et des saisons (architecture caméléon) mais aussi de susciter un questionnement large sur les rapports qu’entretiennent l’homme et la ville avec la nature.
Ils souhaitent dépasser la conception du paysage comme patrimoine pour établir une proximité sensuelle, tactile, odorante même et développer une relation d’usage entre le citadin et une nature même artificialisée.
Shigeru Ban au Japon avec la Curtain Wall House (Tokyo,1995) a, quant à lui, réinterprété à la fois les cloisons et les écrans coulissants de la maison traditionnelle japonaise et, non sans humour, le mur-rideau moderne inventé par Mies van der Rohe avec un rideau en tissu.
Ban montre ainsi qu’il souhaite lier à nouveau l’architecture à son environnement naturel ou urbain et ce pour, même dans les contextes les plus désastreux, créer dit-il, malgré tout, de belles choses et améliorer ainsi la vie des gens ordinaires.
Decoi, avec Aegis Hypo-Surface (Birmingham, 1999), a poussé le travail de la limite et de la surface encore plus loin dans la mesure où la surface devient mécanique, dynamique et interactive. Ce projet consistait à installer une seconde «façade» devant la façade principale du Hippodrome Theatre. C’est un rideau métallique constitué de facettes montées sur pistons et contrôlées par ordinateur qui est capable de se déformer en temps réel en réponse à des «stimuli» environnementaux comme les mouvements des passants, les sons, la météo ou toutes sortes d’informations électroniques. Ainsi, tous les événements qui se déroulent à l’intérieur du théâtre sont révélés à l’extérieur et réciproquement.
Ses concepteurs voient dans ce dispositif dynamique liant information digitale et matière tactile, force et forme, monde virtuel et monde réel, le potentiel pour de réelles interfaces architecturales et la possibilité d’une architecture de la réciprocité réagissant à et avec l’activité des gens. Avec lui, les nouvelles technologies sont directement incorporées à l’espace social dans lequel chacun se retrouve et retrouve les autres grâce à l’architecture.

Mais l’analogie avec le vêtement, tout comme celle de la peau pour les Modernes, semble aujourd’hui avoir atteint ses limites et ne plus suffire pour décrire ou nommer ce qui se passe dans l’architecture contemporaine.
En effet, le vêtement qui souligne et fait émerger le corps en le sculptant et en le modelant, semble encore trop adhérent. Une autre analogie semble aujourd’hui plus adéquate.
Dans la mesure où ces nouvelles architectures proposent des surfaces qui peuvent être aussi bien des enveloppes volumiques que des écrans surfaciques, des surfaces dures aussi bien que des surfaces molles et que leurs propriétés peuvent à tout moment s’inverser ou s’affirmer dans deux sens contraires en même temps, l’analogie avec le voile (du latin velum), peut sans doute fournir un outil supplémentaire à la théorie.

D’abord, le terme de voile vaut aussi bien pour l’habit que pour l’habiter.
C’est un vêtement mais un vêtement particulier: il n’a pas de forme définitive, il peut aussi bien coller ou prendre de l’amplitude par rapport au corps qu’il recouvre, il peut aussi bien révéler que rendre le corps absent. Il peut dire le refoulement, la réclusion, la couverture (jeter ou recouvrir d’un voile quelque chose ou quelqu’un) ou la protection (on dit s’envoiler), il peut dire la découverte (lever le voile). Il est indifféremment léger et transparent (comme le vêtement antique) ou lourd et opaque (comme le «hijâb» de la femme islamique). Et contrairement au vêtement qui possède un envers et un endroit bien déterminés, le voile est réversible et abolit ainsi toute hiérarchie entre les domaines qu’il articule. Il peut accomplir ce dont la peau et le vêtement sont incapables: il peut se retourner, comme un gant.
C’est aussi un matériau pour l’architecture: quand il est mou, il est rideau ou toiture légère (velum), il couvre une plaque ou un monument avant leur inauguration, on couvrait aussi d’un voile les statues des dieux. Quand il est dur, il devient gobetis (mince couche de mortier appliquée en couche préparatoire d’accrochage d’un enduit traditionnel ; voiler une paroi de maçonnerie c’est la recouvrir d’un gobetis, le gobetis reçoit ensuite le corps d’enduit) ou voile de béton (mur de structure, avec ou sans armature, coulé in situ).

Par ailleurs, c’est un terme qui vaut aussi bien pour le monde physique que pour le monde métaphysique: il décrit la déformation des solides (un mur ou une roue se voilent quand ils prennent une forme convexe), le changement d’état des liquides (un liquide se voile quand il se trouble) et, quand il devient féminin, il fait avancer les bateaux et métaphorise le mouvement.
Il renvoie aussi au domaine de la connaissance (lever le voile, voile de l’ignorance, de l’illusion, de l’apparence, de l’oubli), de la religion (voile de Dieu, prendre le voile), de la psyché (mettre un voile devant ses sentiments, avoir un voile devant les yeux, se voiler la face) ou de l’atmosphère (voile de brume, d’ombre ou de fumée).

Plus encore que le vêtement, le voile est donc la matière de l’entre-deux ou du milieu par excellence et il dit mieux semble-t-il ce que Nouvel et ses collègues cherchent à faire.

Les nouveaux voiles n’ont donc pas de territoire fixe et propre; ni dehors, ni dedans, ils se situent toujours entre-deux, entre deux états, au milieu.
Ils sont fondamentalement libres et ruinent toutes les oppositions binaires et tout particulièrement celle sur laquelle l’architecture s’est depuis toujours fondée ; la traditionnelle opposition entre science et art (leurs architectes pensent que puisque l’architecture impose sa présence dans la sphère publique, elle ne doit pas seulement être un art mais doit composer avec son contexte et puisqu’elle touche à l’individuel, elle ne doit pas non plus être seulement une science mais doit accepter l’exception et la singularité) et la traditionnelle opposition entre structure et vêture (ni une structure nue à laquelle on applique ensuite un ornement comme le pensait Alberti, ni un enroulement dans un ornement textile qu’il faut ensuite rigidifier de l’extérieur comme le pensait Semper).

En faisant l’expérience de cet entre-deux, l’architecture contemporaine fait nécessairement l’expérience de la variabilité et de la réversibilité.
Elle annule le sens unique et l’aller simple entre le dedans et le dehors que Le Corbusier et Loos avait préconisé. De part et d’autre des voiles, tout n’est question que de forces antagonistes ou convergentes, d’action et de réaction, de luttes ou de réconciliations, de dynamique et de mouvement et non plus de formes fixes, de stabilités sécurisantes et d’états séparés une fois pour toutes.
Fin des doctrines et des mouvements en architecture au profit d’une multiplicité de courants; la crise nous dit-on! Mais pour leurs architectes, ce qui est en jeu, c’est la création. Et la création n’est possible, selon eux, que dans cet entre-deux, dans ce champ de forces qui empêche de basculer du côté du mimétique ou du côté de l’hermétique et dans une liberté qu’il s’agit de prendre et de se donner. Ils ne se conçoivent plus comme des spécialistes mais comme des synthétistes.
Les voiles sont l’outil par lequel ils réinventent l’architecture en permanence et repensent chacune de leurs interventions sans céder à l’homogénéisation et au Bien universel. Ils constituent également ce par quoi l’architecture parvient à se décoller d’elle-même et de ses propres vérités pour établir des contacts hors de son cadre habituel et trouver des solutions en se mettant en rapport avec ses alentours. L’important, selon eux, est d’instaurer du partage, de l’enchaînement et projeter l’architecture dans un devenir avec cette idée que le voile, comme le parergon dont parle Derrida (qui n’est «ni œuvre (ergon), ni hors d’œuvre, ni dedans ni dehors, ni dessus ni dessous»), est ce qui finalement donnera «lieu à l’œuvre». (16)

Un nouvel être ensemble est proposé; l’architecture se met en mouvement et espère en retour mettre en mouvement ceux à qui elle est destinée.
Elle change sa manière de s’exprimer.
En s’engageant avec le tissu, on peut dire que l’architecture contemporaine s’engage nécessairement avec une nouvelle forme d’expression qui est celle de l’écrit et du texte. Non seulement parce que tissu et texte partagent la même racine latine (textus vaut pour texte, tissu et trame), la même capacité à se situer entre-deux (ils connectent d’emblée la main et le cerveau, la technique et l’esthétique, le sensible et l’intelligible) et la même capacité à intégrer les mot(if)s les plus étrangers et à offrir en conséquence des potentialités d’expression et d’interprétation infinies mais aussi, comme le dit Derrida, parce que l’écrit est un support d’inscription extérieur au corps, qui peut vivre sa propre vie et se rendre disponible au lecteur indépendamment, à la limite, du corps situé derrière.
Nouvel dit d’ailleurs: «l’avenir de l’architecture est plus littéraire qu’architectural». (17)
Ce faisant, ces architectes contemporains inaugurent un double écart.
Un écart avec la tradition moderne tout d’abord. Les architectes modernes avaient recours à un mode d’expression comparable à la parole. Ce qui était exprimé l’était en totale proximité avec le corps (le lait de chaux adhérait au corps des bâtiments) et d’une certaine façon, avec le sujet «construisant». Aujourd’hui, ce vêtement collant peut être doublé par le voile, c’est-à-dire par une couche supplémentaire et ce qui est exprimé l’est dans une mise à distance et une mise à disposition.

L’architecture opère donc aussi un écart avec elle-même (directement visible dans la distance physique qui sépare les corps de bâtiments de leur voile) ou, si l’on veut, un mouvement de dessaisissement.
Les architectes des voiles admettent que leur architecture peut leur échapper comme échappe un texte à son auteur. Ils abandonnent l’obsession de leurs aînés à vouloir maîtriser et contrôler tout ce qu’ils construisent.
Comme les artistes avant eux, ils envisagent leurs destinataires comme des interlocuteurs actifs et non comme des spectateurs passifs auxquels il s’agit d’asséner des lois pour habiter et des remèdes pour vivre mieux et les invitent à participer à leur propre questionnement.
Les questions essentielles telles que Qu’est-ce que l’architecture? ou Quand y a-t-il architecture?, font surface et ne sont plus uniquement détenues par les architectes eux-mêmes. L’énigme est soumise à la communauté; elle devient partage, motif de rassemblement et de réciprocité.
L’architecture ne propose donc plus uniquement des édifices qui pensent mais aussi des édifices qui donnent à penser. Et même si l’architecte garde le dernier mot, le pouvoir même de dire ce qui fait architecture ou œuvre est aussi partagé.

Le partage est même étendu à d’autres cultures et tout particulièrement à la culture orientale. Ceci n’a rien de nouveau – les architectes sont sans cesse en quête de nouvelles sources d’inspiration – mais c’est la manière dont ils s’y rapportent qui a changé. L’architecture occidentale ne se contente plus de prélever des éléments de l’architecture orientale pour les recycler selon son propre point de vue, mais elle cherche à comprendre et expérimenter d’autres rapports possibles au monde pour alimenter son propre questionnement, pour penser et pour construire.
A ce titre, le projet de Nouvel pour l’Institut du Monde Arabe a, sans aucun doute, été déterminant dans ce rapprochement. Il a à la fois produit une esthétique nouvelle mais aussi suggéré un autre rapport possible à la réalité.

Ainsi à la vision perspectiviste d’un Loos ou d’un Le Corbusier selon laquelle l’architecture consistait à voiler l’infiniment petit ou à dévoiler l’infiniment grand selon des vecteurs centrifuges et centripètes relatifs au point de vue unique du sujet, s’en ajoute une autre où le regard est barré par des plans transversaux qui abolissent les points de fuite et les hiérarchies et contraignent à une sorte de regard tactile qui engage le corps et fait découvrir la réalité par l’expérience, parcelle par parcelle, petit à petit.
A une économie de la vision qui consiste à dé-couvrir ou à couvrir l’essentiel, le précieux ou le vrai, s’ajoute celle qui oblige à considérer, à se soumettre et à déchiffrer la surface en place.
Au paradigme du miroir (paradigme occidental selon Patrice Hugues) qui détermine un regard synthétique et convergent, une lecture précise des formes sensibles à partir d’un point de vue unique, s’ajoute celui du tissu (paradigme oriental) qui détermine un regard divergent et une multitude de lectures à partir d’une multitude de points de vue.
La dimension du textus du voile étant virtuellement illimitée (le tissu n’a, sauf exceptions, ni commencement ni fin) et l’addition des points de vue et des interprétations (comme pour le texte) sur sa surface étant réellement illimitée, l’architecture contemporaine découvre et reconnaît un autre placement possible de l’infini.
Les yeux et l’esprit du public, confrontés à la planimétrie du voile, sont invités à se disperser et à déborder la lisière du tissu. L’infini est étalé sur la surface et repoussé vers la périphérie en un «lieu inaccessible au regard». (18)

L’architecture peut ainsi jouer sur une sorte de présence fantomatique.
Derrière les voiles, y a-t-il quelque chose ou bien n’y a-t-il rien du tout?
A la limite, le problème pour le destinataire n’est pas vraiment de savoir s’il y a quelque chose ou s’il n’y a rien derrière le voile, le problème c’est que les conditions de cette alternative soient réalisées pour qu’il se pose la question et mette en mouvement son imagination.
Ce que l’architecture veut affirmer c’est son «irréductibilité à sa présence empirique» et son aspiration à «la belle apparence» – elle n’est pas pure construction – en même temps que sa capacité à répondre à une demande précise et à des besoins réels et concrets.
Elle fait donc son possible pour susciter deux types de rapport simultanés à son existence physique; un rapport réel que V. Fabbri qualifie de rapport «utilitaire ou pragmatique» et un rapport imaginaire, c’est-à-dire un rapport èqui suspend la relation ordinaire que nous avons au monde et modifie notre perception ordinaire, sans pour autant la transfigurer». (19)
C’est la raison pour laquelle les voiles sont constitués des matériaux les plus simples, les plus traditionnels et les plus courants; du verre, du tissu, de l’acier, toutes choses dont le public a l’habitude et connaît, mais en même temps, ils sont agencés de telle manière qu’ils perturbent la perception et finissent par faire vaciller toutes les habitudes et toutes les certitudes. Ou plutôt, c’est précisément parce que les matériaux sont ordinaires qu’ils déroutent le rapport habituel à la réalité.
C’est aussi pourquoi les voiles sont alternativement transparents ou opaques. Des images trop claires et des parois trop transparentes bloquent l’imagination, des textures trop opaques réduisent considérablement le désir et l’effort de compréhension.
Avec les voiles, l’architecture postule un destinataire qui ne se réduit pas, lui non plus, à son existence empirique, à ses actions ou à ses besoins, qu’il n’est pas uniquement ce qu’elle croit qu’il est, que ses attentes ne sont jamais totalement visibles et prévisibles, qu’il échappe lui aussi au réel et qu’il détient lui aussi le pouvoir de faire apparaître ou disparaître et, en quelque sorte, de créer. L’architecture rend donc possible l’apparition du sujet, elle l’extrait du banal et du quotidien plutôt que de l’y noyer et le vouer ainsi à une «disparition massive, barbare». (20)

Enfin, pour mettre en mouvement son destinataire, l’architecture entend aussi séduire (au sens de se-ducere : amener à l’écart, de détourner de sa voie (21)) en dansant la danse des voiles.
Elle parvient à la variation et au mouvement non seulement grâce aux nouvelles technologies (machines numériques pour la conception et la fabrication) et aux nouveaux matériaux (matériaux dynamiques, interactifs, à mémoire de forme, etc.) mais d’abord et surtout grâce à la nouvelle pensée qui les sous-tend. Les matériaux les plus traditionnels sont toujours d’actualité mais ce qui change, ce sont les idées qui président à leur assemblage et à leur mise en œuvre.
Ce qui inspire l’architecture contemporaine, c’est la «conception très moderne de l’objet technologique» dont parle Deleuze à la suite de B. Cache. Cette conception «ne renvoie même pas aux débuts de l’ère industrielle où l’idée du standard maintenait encore un semblant d’essence et imposait une loi de constance («l’objet produit par les masses et pour les masses»), mais à notre situation actuelle, quand la fluctuation de la norme remplace la permanence d’une loi, quand l’objet prend place dans un continuum par variation, quand la productique ou la machine numérique se substituent à l’emboutissage. Le nouveau statut de l’objet ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial, c’est-à-dire à un rapport forme-matière, mais à une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue de la matière autant qu’un développement continu de la forme». (22)
Face au voile, le destinataire prend non seulement conscience de la possibilité d’une variété de points de vue mais aussi de la variabilité, en retour, de son propre regard et de son propre point de vue et peut lui-même se penser variant. Il y a donc des points de vue variants sur une variation. Se tisse ainsi à nouveau le rapport que Deleuze avait déjà identifié dans la perspective baroque entre sujet et objet; «entre la variation et le point de vue il y a un rapport nécessaire: non pas simplement en raison de la variété des points de vue (bien qu’il y ait une telle variété), mais en premier lieu parce que tout point de vue est point de vue sur une variation. Ce n’est pas le point de vue qui varie avec le sujet, du moins en premier lieu; il est au contraire la condition sous laquelle un éventuel sujet saisit une variation (métamorphose), ou quelque chose = x (anamorphose). Le perspectivisme chez Leibniz, et aussi chez Nietzsche (…), est bien un relativisme, mais ce n’est pas le relativisme qu’on croit. Ce n’est pas une variation de la vérité d’après le sujet, mais la condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d’une variation».(23) Ainsi, «le point de vue n’existe pas hors de la variation, comme la variation n’existe pas hors du point de vue». (24)

Cependant, ce qui est spécifique à l’architecture contemporaine, c’est que là où la variation du Baroque était encore extirpée d’une matière «pétrifiée» et statique, la variation actuelle provient de voiles véritablement mouvants.
En outre, à la différence du Baroque, l’architecture contemporaine ne semble plus vouloir faire cas de l’idée même de point de vue, qui, même temporaire et variant, supposait de l’équilibre et de la stabilité à un moment donné mais cherche plutôt à produire un mouvement perpétuel et continu d’elle-même et de son public simultanément.

Quand l’architecture contemporaine produit des voiles, elle produit du nouveau, mais il s’agit d’un nouveau particulier qui doit être entendu selon deux acceptions simultanées.
En réduisant au minimum le décor et l’ornement, les architectes du mouvement moderne ont testé la résistance de la belle apparence et ont finalement démontré sa persistance et son inamovibilité; celle-ci ne peut pas ne pas avoir pas lieu dès lors qu’en architecture sont nécessairement en jeu les questions de l’expression et du rapport à l’altérité. Avec le lait de chaux, Loos et Le Corbusier s’inscrivaient, même s’il la critiquait, dans la tradition d’une architecture du décor et de l’expression malgré tout. Comment d’ailleurs imaginer une architecture qui se passerait de tout décor et de toute expression? Pourrait-on encore parler d’architecture?
En amplifiant le décor et l’ornement, les architectes contemporains ne produisent donc, eux non plus, rien de nouveau mais s’inscrivent à leur tour dans cette même tradition.
En même temps, le voile ajoute une couche supplémentaire au feuilleté de la façade que les modernes avaient déjà espacé et aéré. La surface est encore épaissie, doublée par quelque chose d’effectivement nouveau. Du nouveau est donc bien produit, qui n’avait jamais existé auparavant.
Ces façades sont nouvelles parce qu’elles n’en sont plus tout à fait (au sens traditionnel du terme) et qu’elles ne sont pas encore tout à fait autre chose (ni façade, ni mur d’enceinte, etc.) C’est cela qui semble proprement nouveau. Et c’est en ce sens qu’il y a donc bien une théorie contemporaine de la surface et de l’enveloppe et une théorie contemporaine de la décoration et de l’ornement en architecture.
Plus loin, c’est la discipline de l’architecture dans son entier qui repense ses propres limites et les limites de ses catégories internes et amorce une sorte de destruction de la boîte. Aujourd’hui, toutes les configurations de la façade – et des «façades» de la discipline – sont possibles, toutes les intentions subjectives et ponctuelles aussi. Tous les styles, toutes les techniques, toutes les époques peuvent se télescoper au point que certains posent la question : doit-on parler de la fin de l’architecture? Où commence et où finit le voile, où commence et où finit l’architecture?
Plus loin enfin, en s’intéressant aux fluctuations des limites, à l’épaississement de la surface, à la remise en cause de la transparence, aux possibilités de saper ou de déstabiliser les structures binaires, «aux fronts d’onde des systèmes dynamiques» et «aux déformations des interfaces entre espaces (…) qui en résultent» (25), l’architecture semble ne faire que suivre le mouvement d’une pensée qui la dépasse.

(1) A. Loos, Paroles dans le vide, Malgré tout, Ivrea, Paris, 1994, p.72
(2) B. Colomina, Privacy and Publicity, Modern Architecture as Mass Media, The MIT Press, Cambridge, 1996, p.274
(3) M. Wigley, White Walls, Designer Dresses, The Tashioning of Modern Architecture, The MIT Press, Cambridge, 1995, p.2
(4) D. Anzieu, Les Enveloppes psychiques, Dunod, Paris, 2003, p.10
(5) P. Goulet, Jean Nouvel, catalogue d’exposition à l’Institut Français d’Architecture, Electa Moniteur, 1987, p.106
(6) H. Tonka et J-M. Sens, « Le Bateau ivre » de Jean Nouvel, Sens & Tonka Editeurs, Paris, 1994
(7) C. L. Morgan, Jean Nouvel, Les Eléments de l’architecture, Société Nouvelle Adam Biro, Paris, 1999, p.151
(8) J. Baudrillard et J. Nouvel, Les Objets singuliers, Architecture et philosophie, Calmann-Lévy, 2000, p.17
(9) Ibid.
(10) Ibid., p.36
(11) G. Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit, Paris, 1969, p.66, p.12
(12) Ibid., p.54
(13) Ibid., p.72
(14) Ibid.
(15) M. Foucault cité dans Ouvrage collectif, Architecture : In Fashion, Princeton Architectural Press, 1994, p.275
(16) J. Derrida, La Vérité en peinture, Flammarion, Paris, 1978, p.14
(17) J. Nouvel, « L’avenir de l’architecture n’est plus architectural », in P. Goulet, op. cit., p.162
(18) D. Clevenot, Une esthétique du voile, Essai sur l’art arabo-islamique, L’Harmattan, Paris, 1994, p.167
(19) V. Fabbri, « Danse contemporaine et disparition », in L’Epoque de la disparition. Politique et esthétique, Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, L’Harmattan, 2000, p.286
(20) V. Fabbri, op. cit., p.286
(21) J. Baudrillard, De la séduction, Editions Galilée, 1979, p.38
(22) G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Les Editions de Minuit, Paris, 1988, p.26
(23) Ibid., p.27
(24) Ibid., p.29
(25) D. Anzieu, op. cit., p.73

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