ÉCHOS
01 Jan 2002

09.02.07. [Droit] Procès Charlie Hebdo : limites de la liberté d’expression

Ce procès n’est pas celui du racisme, comme les plaignants l’avancent, mais bel et bien celui de la liberté d’expression et de ses limites. C’est la représentation qui fâche ici, pas son caractère satirique.

Par Tewfik Bouzenoune

Les 7 et 8 février se tiendra devant la XVIIe chambre du Tribunal de Première Instance de Paris, le procès Charlie Hebdo sujet de la publication de caricatures du Prophète Mahomet. Les plaignants sont la Mosquée de Paris, l’Union des Organisations Islamiques, et la Ligue Islamique Mondiale.

Les trois caricatures litigieuses constitueraient, selon les plaignants, des «injures à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion». Autrement dit, la représentation de Mahomet, sous la forme d’un barbu portant sur son turban une bombe, ou sous la forme d’un prophète dépassé par le fanatisme et avouant qu’il est «dur d’être aimé par des cons», est une injure à l’égard de tous les musulmans de France et ne saurait être une simple critique du fanatisme religieux.

Ce procès n’est pas celui du racisme, comme les plaignants l’avancent, mais bel et bien celui de la liberté d’expression et de ses limites.

Sous couvert de vouloir lutter contre le racisme, les plaignants ne font que déplacer le curseur de leur défense vers un sujet plus sensible en cette période qui a vu le fait religieux prendre une place importante dans le débat public.
Le fait est simple : la religion musulmane interdit la représentation du prophète, et partant toute iconographie religieuse, qu’elle soit satirique ou bénéfique. On ne représente ni dieu ni des prophètes, un point c’est tout.

C’est cet état de fait que les plaignants souhaitent faire valider par le tribunal, et il n’est pas exclu que des poursuites aient été engagées en l’absence du caractère satirique des caricatures.
C’est la représentation qui fâche ici, pas son caractère satirique. Ne pouvant se contenter d’avancer cet argument, il fallait trouver un angle plus concevable : dire que ces dessins sont des injures à l’égard des musulmans dans leur ensemble du fait d’une assimilation du musulman lambda à l’intégriste.

Les plaignants semblent donc s’abstenir de dissocier, dans les caricatures litigieuses, la critique du fanatisme religieux et celle de la religion dans son ensemble.

Pourtant, ces caricatures n’ont pour objectif que de justement démontrer comment l’intégrisme se distingue d’un Islam courant, pacifiste, deuxième religion de France.
Une erreur manifeste d’interprétation s’est ainsi glissée dans l’analyse qui a été faite par les institutions musulmanes des caricatures. Lorsque Cabu présente Mahomet s’écriant «C’est dur d’être aimé par des cons», il ne faut pas se méprendre sur l’identité des cons : ce ne sont pas les musulmans de France, mais les intégristes, qui au nom de l’Islam justifient des actes que la religion elle-même ne saurait tolérer.
Tenter de faire croire, comme le font les plaignants, que ce sont les musulmans qui sont visés par cette invective est une méthode risquée, elle invite tous les musulmans, y compris ceux qui contestent le fait intégriste, à prendre fait et cause des représentants religieux là où aucune réaction n’auraient vu le jour si le recteur de la Mosquée de Paris n’avaient pas réagi. Une prise d’otage intellectuelle qui ne dit pas son nom. Celui qui ne se sentira pas concerné sera forcément considéré comme indigne de se dire musulman.

La preuve en est, deux des trois caricatures litigieuses avaient déjà été publiées dans un journal danois en septembre 2005. Aucune réaction de la communauté musulmane ne s’était fait connaître, et nul représentant religieux, à cette époque, ne s’était ému d’une telle atteinte aux valeurs véhiculées par la religion musulmane.

Si les institutions françaises se sont accordées pour l’édification d’un Islam de France, dont M. Boubakeur, plaignant dans cette affaire, est le premier représentant du fait de son statut de Président du Conseil du Culte Musulman, alors il faut admettre qu’il existe également, du point de vue de la représentation sociale que le Français se fait de la religion musulmane, une spécificité où le pouvoir d’autodérision doit trouver sa place.
Le Pape Jean-Paul II n’était-il pas quotidiennement raillé par les guignols de l’Info sans que cela n’ait prêté à quelconque plainte de la part des autorités religieuses catholiques ? Lorsque Maurizio Catellan représenta le Pape Jean-Paul II écrasé sous une météorite, il ne s’agissait pas d’inviter au «papicide», mais plutôt à amener le spectateur à réfléchir sur les différentes thèses de l’origine du monde et leur coexistence pacifiste dans l’opinion publique.

Il devrait en être de même pour la religion musulmane : permettre aux différents points de vue de s’exprimer et laisser le musulman s’approprier une religion selon ses convenances. Une religion à géométrie variable vaut mieux qu’une religion d’Etat dont les préceptes sont imposés au nom de l’intégrité de la foi.

Voilà pourquoi le vrai enjeu de ce procès est celui de la liberté d’expression : dans quelle mesure un journal doit bénéficier, dans l’exercice de sa mission d’information, d’une protection plus importante de sa liberté d’expression. Dans quelle mesure la caricature, reconnue comme un procédé volontairement satirique et humoristique, peut-être également une source de réflexion pertinente et constructive.

La liberté d’expression est une donnée essentielle des démocraties contemporaines sans elle il n’y a pas de pluralisme, il n’y a pas de libre discussion, il n’y a pas de débat public.

Il n’est d’ailleurs pas innocent que le procès soit traité par la 17 ème chambre du TGI : elle est celle qui traite régulièrement des procès en diffamation, ou des problèmes de liberté d’expression.

Concernant maintenant le fond de l’affaire, il se peut qu’en raison de l’exercice de la liberté d’expression, comme le souligna la Cour européenne des droits dans un récent arrêt, «les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante».
Cependant, il est admis par cette même Cour que «ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi» (Affaire Otto Preminger Institute c. Autriche du 23 août 1994).

La raison est simple : la liberté d’expression est «l’un des fondements essentiels de la société démocratique». Elle vaut non seulement pour les «informations» ou «idées» accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi «pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population».

Cette position de la Cour européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence s’impose aux tribunaux français, est on ne peut plus claire : la liberté d’information vaut pour différentes formes de propos, y compris ceux qui peuvent choquer ou heurter la sensibilité d’autrui. Et c’est à ce niveau que se situent les caricatures de Mahomet. Mais à aucun moment, il s’agit de jeter l’opprobre sur la communauté musulmane dans son ensemble.

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