LIVRES

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Trois artistes, trois démarches, réunis par le noir. Pour cette nouvelle exposition, la galerie Plateforme se peuple d’œuvres hybrides qui n’ont en commun que leur ambiguïté de forme et leur couleur — ou non-couleur, diront certains. Le noir ici n’a pas valeur décorative. Il est bien plus utilisé pour ses potentialités plastiques et son étrangeté ontologique.
Le titre de l’exposition lui-même annonce la couleur: #000000; il s’agit du code hexadécimal du noir, autrement dit du codage informatique des couleurs d’écrans d’ordinateurs. Vulgairement formulé, le noir serait donc une couleur «nulle» en langage informatique. De la même manière que dans l’espace colorimétrique standard RVB (Rouge-Vert-Bleu, couleurs perceptibles par les cônes de l’œil humain), ses références sont (0,0,0). De même encore qu’au regard de la synthèse soustractive, le noir est cette couleur qui absorbe toutes les longueurs d’ondes et ne réfléchit aucune des composantes colorées de la lumière blanche. Le noir, à bien des égards, pourrait donc sembler se définir par sa négativité.

Si le noir est en Occident attaché à l’idée de deuil, de mort, de peur, Michel Pastoureau, historien spécialiste des couleurs, souligne pourtant que cette couleur «n’est pas si uniforme ni si désespérée, ni si noire, en somme, qu’on veut bien le croire». Il lui consacre d’ailleurs en 2008 un ouvrage intitulé Le Noir: histoire d’une couleur, qui met en lumière l’ambivalence de cette teinte qu’on associe tantôt au péché, tantôt à la rigueur et au pouvoir, et qui dans l’Antiquité était signe de fertilité.
Devant les cimaises blanches de la galerie, le noir devient, loin de sa seule dimension symbolique, l’objet d’une recherche plastique qui prend des formes bien différentes chez chacun des artistes exposés.

Matière et lumière
À l’entrée, quatre œuvres de Marc Zoro accueillent le spectateur. Fixées au mur, de format rectangulaire, ce ne sont pourtant pas des «tableaux». Car à la différence de Soulages, Marc Zoro se veut sculpteur.
Pour cette série de «Matières noires» développée en 2010 dans son atelier installé au 6B, nouvel espace de création occupant un ancien immeuble de bureau à Saint-Denis, il sculpte la matière à partir de fibre de verre et de résine acrylique moulée. Formé tant aux techniques du marbre, des métaux que des polymères, il s’attache ici à jouer des tensions qu’entretiennent la matière et le noir qu’elle dégage. Tantôt striée, tantôt plissée, la surface acrylique brillante accuse les reliefs et les creux que vient marquer la lumière.
Car c’est bien la lumière que travaille Marc Zoro, cette lumière paradoxale qui naît du noir. L’artiste y perçoit une dimension «cosmique». Du cosmique au cosmogonique l’écart n’est pas grand; Pastoureau nous rappelle que depuis les temps anciens, le noir est associé à la Terre, au «Chaos». Il se dégage une force tellurique de certaines œuvres exposées, à l’image de celle dont émerge un cratère semblable à de la lave figée. Une certaine minéralité se recrée, en contraste avec la souplesse du matériau moulé.

Détournement et étrangeté

Dans un registre très différent, les œuvres de Charlotte Cazal sont faites de matériaux assemblés, unifiés par le noir. Dans cet univers surréaliste, les objets créent un spectacle étrange où les formes reconnaissables prennent et perdent sens.
Minutieusement agencés dans l’espace, ces éléments mis en dialogue font naître des histoires possibles. Le titre de l’une des séries présentées ici, She Is an Opsis, évoque d’ailleurs cette idée de mise en scène: le terme «opsis», dérivé du grec et de la Poétique d’Aristote, désigne ce qui a trait au visible, et plus particulièrement à ce qui se donne à voir à travers le théâtre ou la performance. Il en va ainsi de ces assemblages au potentiel narratif étonnant: de cette tête porcine en fibres plantée sur un pied de micro, une sphère en verre au bout du groin; de ces gants de boxe dont s’échappent des poissons en plastique, ou encore de ces formes organiques suspendues sur lesquelles poussent des mèches de cheveux.
À tout cela pourtant, le noir impose une déréalisation – on pourrait presque parler d’ «inquiétante étrangeté» selon le célèbre concept de Freud. Le noir ici annule notre familiarité avec les objets détournés, et accroît le potentiel onirique et narratif des œuvres.

Organique et synthétique
Quelques œuvres de Dorota Kleszcz enfin achèvent ce parcours au cœur de l’étrange. Oscillant toutes entre l’organique et le minéral – souvent à travers la brillance froide du plastique vinylique employé – elles expriment ce combat entre puissance de vie et de mort que déploie l’univers de l’artiste.
Au sous-sol, une forme molle est posée au sol. En approchant, le spectateur peut constater qu’elle s’anime doucement, comme dotée d’une respiration. Comparée par l’artiste à une cellule, celle-ci réagit aux présences dans la salle, se trouve donc «inspirée» par la vie qui l’entoure. Issue du projet «Amorphe», cette œuvre incarne le désir de donner vie à l’informe. Elle fait écho à la vidéo projetée sur le mur derrière elle, dans laquelle évoluent des formes noires, qui s’assemblent, se fondent ou se défont, laissant place ensuite à de vraies cellules vues au microscope.
Ces œuvres en tension entre vie et mort, où le biologique est contredit par le noir et les matières synthétiques, reflètent l’interrogation de l’artiste sur la possibilité de donner forme, vie, dans un monde pris entre stérilité et créativité.

Trois univers, donc, qui nous proposent un voyage au cœur du noir, du macrocosme au microcosme. Où l’ambiguïté est le maître-mot.

À noter:
Plateforme propose un dimanche par mois des évènements multimédia en collaboration avec des artistes. Programme à retrouver sur le site de la galerie: http://www.plateforme.tk/

— Charlotte Cazal, She is an Opsis n°1-4, 2008. Technique mixte.
— Charlotte Cazal, One of the Metonymies n°1-6, 2010. Technique mixte.
— Dorota Kleszcz, Complicité, 2011. Photographie couleur.
— Dorota Kleszcz, Goutte, 2011. Sculpture vinylique.
— Dorota Kleszcz, Le Laboratoire Amorphe, 2007-2011. Installation, Technique mixte.
— Dorota Kleszcz, Amorphe – Le Laboratoire, 2007. Vidéo.
— Marc Zoro, Triptyque 1470×1410.10.2010, 2010. Résine acrylique, fibre de verre, acrylique.
— Marc Zoro, 1020×955.06.2010.D, 2010. Résine acrylique, fibre de verre, acrylique.
— Marc Zoro, 740×800.01.2011.A, 2011. Résine acrylique, fibre de verre, acrylique.
— Marc Zoro, 740×800.01.2011.B, 2011. Résine acrylique, fibre de verre, acrylique.