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ViderParis

PIsabelle Hersant
@12 Jan 2008

Un diaporama de cinquante vues de rues désertées de Paris : la capitale sous la forme d’un monumental plan frontal, sous l’aspect d’une ville rendue muette, dépouillée de tout signe du vivant.

« Dans la ville-lumière transformée en vision de silence, le visiteur pénètre le lieu du réel et découvre l’endroit du trouble… » Pour autant, le « Paris vidé » photographié de Nicolas Moulin ne saurait se raconter par le genre de la science-fiction. Non pas dans un récit, c’est dans un glissement de frontières que s’abîme le regardeur, dédoublé entre la distance où le tient l’image et l’espace dans lequel elle le fait rentrer.

Passer du plein jour de la rue à la semi-obscurité de la galerie, c’est ici passer de la ville que l’on ne voit plus à celle que l’on n’avait pas imaginée. ViderParis (2001) étant constituée en diaporama faisant lentement défiler cinquante vues de façon aléatoire, cette œuvre, en effet, présente au spectateur qui a encore derrière lui l’agitation de la capitale un monumental plan frontal de ses rues désertées. Rues comme autant de carrefours, sections de ponts ou de boulevards occupant du tiers à la moitié de l’image, elles y forment une solide assise à l’architecture haussmannienne que l’on dirait photographiée dans l’épaisseur même de ses murs. Et ville rendue muette, dépouillée de tout signe du vivant, c’est également dans l’ambiguïté de sa fausse grandeur nature qu’elle saisit le visiteur franchissant la porte. Les diapositives étant projetées sur le mur, c’est-à-dire en trois mètres par cinq, le spectateur confronté à la démesure de l’image se trouve en même temps livré à l’espace qu’elle construit autour de son corps. C’est-à-dire à l’espace de réception de l’œuvre où, malgré la conscience de son écart avec l’image, le regardeur d’une ville-fantôme déployée du sol au plafond en est aussi l’arpenteur, longeant les bâtisses depuis les rues vides amenées au niveau de ses pieds.

C’est donc à plus d’un titre que l’image est ici le lieu du trouble. Comprise comme celle, globale, que forment les cinquante vues composées chacune sur un même jeu complexe de perpendiculaires rectilignes dont le soulèvement diagonal oscille entre la profondeur de champ et son vertige, l’image est cette série de plans qui se succèdent par fondu enchaîné cinématographique. C’est-à-dire par le procédé qui peut se lire du titre écrit, ViderParis, tandis que la notion d’image-mouvement distillée à travers leur fixité est aussi ténue que les empreintes de l’une laissées par superposition sur l’autre qui la suit. Mais de la sorte déterminée comme espace-temps, la ville en topos d’une fin du monde répand la menace de l’événement sans qu’aucun indice ne vienne informer de celui-ci. Car dans la pénombre grise qui fait de la galerie un bunker, c’est aux antipodes de l’anecdote et du spectaculaire que se déroule la séquence sans fin d’un Paris où, en l’absence radicale de toute voiture, panneau et passant, s’incarne au plus haut la vision d’“inquiétante étrangeté”. Un Paris terrifiant en même temps que sublime sous une lumière bleutée, parfois réchauffée d’ocre mais demeurant toujours blême, et écrasé sous le poids de ses bâtiments dont la grandeur ne peut réduire le sentiment diffus de l’univers concentrationnaire qui en émane.

À retravailler les photographies qu’il a numérisées afin d’en supprimer tout signe d’urbanité, Moulin n’a pas seulement vidé Paris de ses images en mettant de façon rare l’outil technologique au service de l’œuvre comme sens — en se situant, autrement dit, à l’inverse du technologique exhibé comme moyen valant pour la fin et ainsi que la période actuelle le donne largement à voir. Masquant les fenêtres des premiers étages des immeubles tout en assombrissant le bitume des chaussées, lesquelles montrent en découpe le blanc pur de la signalétique au sol, le sentiment d’oppression auquel donne corps l’artiste né en 1970 creuse et mine sans répit la pourtant rassurante vision de la ville en monument historique. Sans trace de fumée ou de poussière dans une cité parfaite, l’événement, c’est-à-dire ce qui arrive et a lieu, prend ici la forme silencieuse et répétée du non événement. Ce qu’appuient quelques notes quasi atones, comme échappées d’un instrument invisible et dont le jeu circulaire dans l’espace de l’œuvre trace la figure sonore d’une extinction du vivant.

Et ainsi s’entend le prisonnier ou survivant à l’intérieur de lignes de fuite aux perspectives fermées. C’est-à-dire le regardeur face à l’image en tant qu’elle lui présente une mise en abyme de l’humain. Car explosion nucléaire, contamination biologique à moins qu’instauration d’une dictature, la menace qui ne se dévoile pas se montre bien comme la certitude de l’existence annihilée dans un monde qui ne répond plus. Cachée derrière la beauté dont témoigne suprêmement le reflet violent d’une vitre à hauteur de ciel, si apocalypse il y a, elle est celle d’un monde sans échange et sans sujet, laissé maître dans son infinie capacité à détruire.

Nicolas MoulinViderparis, 1998-2001. Cd, logiciel Diashow, cd audio,bande de son: Jimmy T. Dimension variable.

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