ÉDITOS

Un pli français dans la scène internationale de l’art

PAndré Rouillé

Les détracteurs impénitents de l’art contemporain (qui en parlent en général faute, souvent, de le connaître suffisamment) auraient dû, ce dimanche, venir en voir, de l’art contemporain, au Palais de Tokyo qui présente l’exposition «Notre histoire… Une scène artistique française émergente».
Ils auraient sans doute été surpris de constater qu’il fallait faire la queue pour entrer, c’est-à-dire que cette chose supposée incompréhensible, réservée à une «petite élite», dont on ne pourrait que rire, attire du monde, et que les visiteurs ne sont pas tous des bourgeois branchés…. Que l’on y vient aussi en famille avec les enfants, que l’on s’y amuse, et que l’on peut éprouver là des sensations inouï;es. L’architecture du lieu contribue à cela, tout comme les œuvres et leur mise en situation.
Au-delà des différences évidentes qui séparent toutes ces œuvres, et par delà les questions qu’elles soulèvent — le corps, la politique, la fiction

, les matériaux, etc. —, on sent dans l’ensemble une énergie et une posture globale tout à fait différentes de celles qui prévalaient sur le scène artistique parisienne moins de dix ans auparavant.
L’époque a certes changé, mais l’action de Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans a assurément accéléré ce renouveau dont témoigne l’exposition qu’ils
présentent aujourd’hui comme une «sorte de rapport d’activité du Palais de Tokyo».
C’est évident: ils ont atteint leur but de «réunir des tendances éparses qui coexistaient à l’état gazeux et de les rendre plus visibles». Ils sont parvenus à cristalliser une scène française composée d’artistes des années 2000. Non pas en les isolant du reste de monde, mais, au cours des quatre années de leur mandat, en les inscrivant dans un dialogue international de l’art.

Ils ont su déjouer l’hostilité, le doute, l’incrédulité et l’attentisme très franco-français qui ont accompagné leur prise de fonction. Et répondre aux attentes de ceux qui, artistes, galeristes, critiques et spectateurs, refusent, en ce début du XXIe siècle, de s’enliser dans la routine et les conformismes.

Ils n’ont pas à proprement parler géré un lieu, ni tenté une expérience, mais inventé et fait fonctionner un dispositif original nommé «Site de création contemporaine». Avec des réussites inégales dont on pourrait dresser un bilan. Mais ce faisant, on manquerait l’essentiel : durant les quatre années passées, le Palais de Tokyo a été le site d’une énergie artistique salutaire et rafraîchissante, le lieu d’une proximité vive avec la création contemporaine en mouvement, l’espace ouvert aux productions artistiques les plus audacieuses, un territoire de tous les possibles en art. C’est par cette énergie qui a irradié là qu’un réseau d’artistes et d’œuvres a pu se tisser jusqu’à former un ensemble dont un fragment est présenté ici.

Pour autant, si l’exposition vient en quelque sorte couronner l’action menée au Palais de Tokyo, elle n’est pas sans susciter certains regrets.
On comprend la dynamique et son aboutissement actuel; on perçoit que les démarches, œuvres et artistes sélectionnés sont assez proches pour être rassemblés, mais pas assez pour faire groupe; on mesure combien les propositions se détournent de l’horizon du précédent siècle pour s’inscrire de plain-pied dans celui-ci.
Mais on regrette que les commissaires n’aient pas cru opportun d’accompagner leur dernière exposition de propositions théoriques pour soutenir leurs choix; pour indiquer par quels relais esthétiques les œuvres font réseau et se retrouvent ensemble; pour, également, esquisser, à partir des œuvres, quelques directions d’avenir — d’autant plus que «Notre histoire» veut être une «exposition tournée vers le futur, une exposition qui constitue aujourd’hui la mémoire de demain».
Qu’est-ce qui, par delà leur hétérogénéité, justifie que ces œuvres soient présentées ensemble? Si les choix ne sont pas arbitraires, ni guidés par des raisons périphériques à l’art, qu’est-ce qui les a motivés? En explicitant théoriquement et esthétiquement leurs choix, les commissaires auraient fait partager leur conception informée de l’art d’aujourd’hui et contribué à sa meilleure compréhension.

A cet égard, les enjeux ne sont pas minces pour l’art contemporain qui, contrairement à l’art historique et consacré, met à jour de nouvelles puissances esthétiques et formelles. L’art contemporain entraîne l’art hors de ses sillons coutumiers, «il le fait délirer» (Gilles Deleuze). Avec les œuvres contemporaines, un autre art se crée dans l’art. Un autre art dont les matières, le lexique et la syntaxe sont comme étrangers à l’art consacré — suffisamment pour susciter la mécompréhension et les rejets. Un autre art si étranger qu’il a besoin d’être traduit…

Il faudrait aussi revenir longuement sur chacun des éléments du titre de l’exposition : «Notre histoire… Une scène artistique française émergente». Comme en réponse à des critiques (injustifiées) qui leur ont été adressées d’accorder trop d’attention à la scène internationale, les commissaires insistent sur leur attachement à la «scène artistique française», et tout particulièrement à une partie de celle-ci.
Pourquoi pas. Mais, une nouvelle fois, qu’est-ce qui caractérise et délimite cette scène française, et la partie qui a les faveurs des directeurs du Palais de Tokyo?
Ici encore l’enjeu est de taille. L’appareillage discursif qui éclaircirait les caractères et les contours de cette «scène artistique française émergente» lui conférerait une identité, et une meilleure visibilité nationale et internationale. Car les œuvres ne s’imposent pas d’elles-mêmes sans un solide accompagnement, aussi bien théorique que commercial.

La notion d’«émergence» est conceptuellement trop molle pour être opératoire, et «Notre histoire…» trop énigmatique pour tracer des perspectives fécondes de réflexion. Peut-être aurait-il fallu inscrire le propos dans un autre univers théorique en présentant l’exposition comme un pli français dans la scène internationale de l’art ?…

André Rouillé.

_____________________________
Loris Gréaud, Sans titre (Une prophétie), 2006. Exposition «Notre histoire…», Palais de Tokyo. Courtesy gb agency. © Palais de Tokyo/Kleinefenn.

Les artistes présentés.
Adel Abdessemed, Boris Achour, Saâdane Afif, Olivier Babin, Jules de Balincourt, Virginie Barré, Rebecca Bournigault, Mircea Cantor, Alain Declercq, Leandro Erlich, Laurent Grasso, Loris Gréaud, le groupe Kolkoz, Arnaud Labelle-Rojoux, Matthieu Laurette, Michael Lin, Mathieu Mercier, Jean-François Moriceau & Petra Mrzyck, Nicolas Moulin, Valérie Mréjen, Bruno Peinado, Bruno Serralongue, Nathalie Talec, Agnès Thurnauer, Bartélémy Toguo, Tatiana Trouvé, Fabien Verschaere, Wang Du.

Lire
l’interview de Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans réalisée par Samantha Longhi pour paris-art.com : Interview

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS