ART | CRITIQUE

Tendres compulsions

PMuriel Denet
@31 Mar 2008

L’œuvre si singulière et tardivement reconnue de Louise Bourgeois repose sur un alliage savant et assumé de l’histoire de la sculpture, du Bernin à Brancusi, empruntant au Surréalisme encore vivant dans le Paris que quitte Louise Bourgeois en 1938, et d’une histoire intime dont elle tire, à l’infini, sa substance vitale.

La Galerie 2 du 6e étage, ainsi que les vitrines profuses du Cabinet d’art graphique du Centre Pompidou, accueillent la première rétrospective à Paris de l’œuvre de Louise Bourgeois.
Son entrée dans les collections du Musée d’art moderne remonte pourtant à 1971, avec l’acquisition du somptueux Cumul I. D’un bloc de marbre blanc d’Italie, posé sur deux imposants billots accolés de bois brut, jaillissent des bulbes sphériques, délicatement enveloppés des plissés souples et fins d’un drapé baroque.

Le jeu des contrastes multiples des matériaux — brun / blanc virginal, grossier / noble, périssable / éternel, brut / raffiné et virtuose —, les évocations sexuelles ambivalentes, entre mamelles et phallus, et l’onirisme de l’image — une accumulation de cumulus de marbre —, condensent ce qui fait la force de cette œuvre si singulière et tardivement reconnue: un alliage savant et assumé de l’histoire de la sculpture, du Bernin à Brancusi, empruntant au surréalisme encore prégnant dans le Paris que quitte Louise Bourgeois en 1938, et d’une histoire intime dont elle tire, à l’infini, sa substance vitale.

On le sait, l’œuvre, comme se plaît à en convenir, non sans humour, l’artiste, est le produit d’un travail de sublimation des traumatismes d’une enfance, déchirée par l’affrontement entre une mère protectrice, aimante et aimée, qui deviendra l’araignée tisserande qui hante et domine l’œuvre (Spider), et d’un père autoritaire et volage, qui introduisit sa maîtresse au sein même du foyer familial, littéralement cannibalisé dans The Destruction of Father.

Il aura fallu le déclin du formalisme moderniste et de l’autoréflexivité de l’art, le retour d’une subjectivité rejetée dans les marges durant la seconde moitié du XXe siècle, pour que l’œuvre finisse par faire figure de précurseur.

Cell (Choisy), la pièce qui ouvre l’exposition pourrait tout aussi bien en être la conclusion.
Le terme de «cellule», et l’œuvre en compte une grande diversité, doit s’entendre dans tous les sens du terme: carcérale avec ses hautes grilles métalliques, mais aussi familiale, puisque cette cage enferme une reproduction en miniature et en marbre rose de la maison familiale de Choisy, dont l’activité d’atelier de restauration est évoquée par l’établi en fonte sur lequel elle trône, et les fragments de tapisseries, incrustées dans ses parois métalliques.
Une cellule vivante, qui pourrait se gangrener, et dont il faut se couper, telle pourrait être la fonction de la guillotine qui surplombe l’ensemble. Froideur mécanique et douceur du marbre, grippage des rouages et immuabilité de la pierre noble.
Le présent guillotine le passé, dit Louise Bourgeois, avec sa radicalité malicieuse : cela ne l’efface pas pour autant.  L’œuvre de cette artiste résolument indépendante de 97 ans conjugue les temps comme les matériaux.

L’autonomie, c’est paradoxalement le foyer domestique qui en a permis la conquête. Dans une conception très conventionnelle, bien peu féministe, il est, pour Louise Bourgeois, d’abord un refuge. La maison est au centre de l’œuvre depuis le début. Retrait dans un monde effrayant, elle est aussi condition de la liberté esthétique de l’œuvre. Les femmes-maisons, vulves ouvertes et têtes à fenêtres aveugles, apparaissent dès les années 40, sur des toiles d’inspiration surréaliste, entre candeur et onirisme ; elles réapparaissent dans les années 90 en trois dimensions, et en marbre blanc. Les formes sont plus opulentes, plus douces, mais l’objet reste ambigu entre protection et enfermement, sécurité et coupure du monde. Il est vrai que l’œuvre ne fait en apparence que peu écho aux soubresauts d’un siècle pourtant tourmenté.

Dans la seconde salle, se font face deux foules de Personnages, conçus entre les années 1945 et 1955.
A gauche, les plus élancés, en équilibre sur la pointe d’un bois effilé et peint, à droite, des érections par empilements de modules de bois, plus ou moins réguliers. Tous font écho aux gratte-ciel new-yorkais qui constituent l’horizon de l’artiste depuis le toit de son immeuble qu’elle a transformé en atelier. Ils ont pour vocation d’être montré ensemble, de dialoguer, de faire surgir des personnalités distinctes dans une foule figée et muette.
Ces totems, en partie substitutifs aux êtres chers abandonnés dans l’exil, font figure, avec le recul, de chaînon manquant dans l’histoire de la sculpture, entre Max Ernst et Carl Andre.

Rompant avec l’anthropomorphisme phallique, dès le début des années 60, les sculptures vont devenir organiques, en plâtre et en latex : mi-vulve, mi-testicule (Janus), mamelles limaces qui s’enlacent (Le Trani Episode), femmes spirales, ou tanières (Lair), qui évoquent des amas de matières fécales. Les formes mammaires et caverneuses, restes d’un festin anthropophage, pullulent dans l’installation baignée de lumière sanglante, qui engloutit la figure du père. Puis le marbre, que l’artiste travaillera à Pietrasanta en Italie, au milieu des années 60.

Le marbre blanc des Cumul, mais aussi le noir rugueux d’un sarcophage perlé de ventouses rétro éclairées, telles que celles qu’elle appliquait à sa mère malade (Ventouse, 1990). En biscuit, plus loin, un personnage fantastique monte la garde : un autoportrait paraît-il, en Cerbère décapité, toutes mamelles dehors, pattes griffues, et phallus en bandoulière (Nature Study).

L’hermaphrodisme ou le mélange des genres : l’hystérie, «normalement» féminine, tend ici un corps masculin et gracile, en un arc acrobatique et parfait, en bronze poli (Arch of Hysteria). L’ambivalence et la force de ces sculptures tiennent tout autant aux formes qu’aux matériaux, et aux tensions qu’ils induisent. Les replis de latex évoquent l’intériorité chaude et humide des corps ; le poli du marbre, du biscuit ou du bronze, font eux barrage, miroir condamnant à l’extériorité.

Dans la salle des «Lieux de mémoires», l’araignée (Spider), au gigantisme et à l’élégance cauchemardesques, règne en figure protectrice au-dessus d’une cage cylindrique qui accueille quelques vestiges d’un temps passé, dont des fragments de tapisseries violentés, tel ce chérubin émasculé par les mains de la mère pour les besoins puritains du marché américain.
Plus loin, les chambres rouges. Celle des enfants, d’un côté, emplies de machineries inutiles et de fluides figés, de l’autre, celle des parents, couleur sang et passion. Enserrées dans des parois de récupération installées en colimaçon, elles capturent le spectateur qui se fait voyeur vu par un autre spectateur, ou par lui-même, dans un miroir piège.

Le Passage dangereux est encore un piège à spectateur. Pourtant extérieur à la cage, impénétrable et pleine d’un bric à brac déconcertant – de vieilles chaises dépareillées sont suspendues dans les airs -, le voilà cerné, dans l’étroit couloir de circulation.
Sur un sommier sommaire, une mécanique à forniquer, corps réduits à des tiges d’acier chaussées de pieds nus, annoncent d’autres copulations, comme celle du Couple IV, sans tête, et unijambiste, aux gros corps asexués de tissu noir rembourré. L’acte d’amour est sinistre et mécanique, ou bien orgiaque et incestueux (Seven in bed).
Dans cette dernière partie c’est le tissu et ses formes molles qui dominent, comme un retour aux sources. Des Personnages réapparaissent en empilement de coussinets cubiques, ainsi que des fragments de corps, grossièrement surfilés, amputés ou embryonnaires, qui rappellent la première activité de Louise dans l’atelier familial qui consistait à restaurer les pieds et les mains des personnages de tapisseries. Une œuvre qui, jusqu’au bout, oscille avec malice entre restauration et cannibalisme.

Le Cabinet d’art graphique, tel un cabinet de curiosités ou un laboratoire, fourmille d’esquisses et de miniatures, de petites protubérances phalliques en bronze, de femmes-maisons en marbre.
A l’entrée, une mosaïque de quadrillages griffonnés au stylo bleu, et rouge, trahit la frénésie toujours vivace de l’expérimentation, quelqu’en soit le matériau (Sans titre, 2004).

La force de l’œuvre, et l’exposition en est une remarquable démonstration, réduit finalement l’histoire personnelle et intime, abondamment racontée, et sans cesse réinterprétée par l’artiste elle-même et ses exégèses, à un arrière-plan, un fond de sauce, qui bouillonne, et s’exprime par cristallisations aux formes multiples, tout en tension entre attraction et répulsion, dégoût et fascination, morbidité et enfantillage. Rien que de plus universel.

Publications
Louise Bourgeois, Éd. Centre Pompidou, Paris, 2008.

Louise Bourgeois
— Crouching Spider, 2003. Bronze patiné au nitrate d’argent et acier inoxydable.
— Arch of Hysteria, 1993.
— Quarantania I, 1947-53.
— The Blind Leading The Blind, 1947-9.
— Fillette (Sweeter version), 1968-1999. Latex sur plâtre, œuvre suspendue. 59,6 x 26,6 x 19,6 cm.
— Louise Bourgeois, 2007. Photographie. Portrait de l’artiste.

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