ART | CRITIQUE

Prosopopées: quand les objets prennent vie

PJérôme Gulon
@14 Jan 2016

«Objets inanimés avez-vous une âme?», lançait le poète Lamartine. A l’évidence non. Car si «Prosopopées» a la prétention de doter de vie ou de conscience les objets exposés, ceux-ci sont au mieux surprenants, humoristiques. Au pire, ils ne sont que de simples gadgets, et ne donnent jamais vraiment l’illusion de jouir d’une âme ou d’une autonomie.

A l’occasion de la Biennale internationale des arts numériques, le CentQuatre accueille une trentaine d’œuvres mécaniques, robotiques, cybernétiques, dont les modes de fonctionnement laissent présager une possible autonomie pour ces machines imaginées par nous autres, ingénieux humains. Las, on se rend compte que les «prosopopées» mises en scène dans l’exposition, et qui s’appuient donc sur cette figure de style littéraire consistant à donner la parole à un objet inanimé, ne tiennent pas toutes leurs promesses.

«Objets inanimés avez-vous une âme?», lançait le poète romantique Lamartine. A l’évidence non. Car si l’exposition a la prétention de donner «vie», «sensibilité» et «âme» à ces dits objets, il nous semble plutôt que ceux-ci sont toujours arrimés à un programme, à une forme d’exécution automatique, dans leurs comportements respectifs. On décèle trop peu d’autonomie et de spontanéité dans leurs actions. On les trouve au mieux surprenants, humoristiques, au pire, ils ne sont que de simples gadgets, mais ils ne donnent jamais l’illusion de jouir d’une âme ou d’une conscience, comme voudrait le faire penser l’exposition. «Prosopopées» paraît ainsi réactiver une énième fois des fantasmes et des angoisses éculés de l’humanité: celui de la machine qui prendrait vie, s’autonomiserait, nous échapperait, et finirait même par se rebeller contre ses propres créateurs, ou surpasser leurs prévisions, leurs facultés cognitives.

En guise d’incipit, pourtant, les deux installations exposées à l’entrée du CentQuatre, plutôt que de nous plonger dans un univers futuriste et effrayant, semblent s’ancrer dans un environnement naturel, ou du moins se lier avec les éléments. Pergola ressemble à une toiture composée d’innombrables panneaux tournoyant sur eux-mêmes, comme s’il s’agissait de plaques solaires en quête de sources lumineuses, énergétiques. Monolith nous fait penser à une immense échelle kaléidoscopique ou à une inquiétante guillotine. L’installation pourrait même évoquer la foudre, ou une punition divine tombant tout droit du ciel pour nous frapper de plein fouet.

L’Appartement fou
, qui s’annonçait comme l’attraction principale de l’exposition, nous a paru assez inégal, notamment sa première pièce, Le Salon. Ici, l’enjeu consiste à ôter toute fonction utilitaire aux objets présentés, à l’instar du canapé surélevé de Jacob Tonski ou du Miroir fuyant de Thomas Cimolaï qui se détourne de nous lorsque l’on s’en approche. En ce sens, Walter Benjamin parle joliment de cette «corvée d’être utile» à laquelle les objets sont astreints. Mais, pour la plupart, ces objets demeurent fermement voués à exécuter aveuglément un programme prédéfini par l’esprit humain, que ce programme soit utilitaire ou non (esthétique ou humoristique par exemple).

L’Appartement fou a également la prétention d’entretenir une forme de «chaos» dans son organisation, et rappelle ainsi, à la manière d’Henri Bergson dans La Pensée et le Mouvant, que «le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas», c’est-à-dire que cette notion ne fait que cristalliser notre déception de ne pas percevoir dans l’agencement du monde un arrangement spatial à notre convenance. Chaque objet performe donc autant qu’il peut, tentant de nous amuser, de nous surprendre, de nous troubler.

L’espace consacré à la Salle-de-bain et à la Cuisine nous réjouit davantage. L’humour, l’absurde, le cocasse, et même le cynisme, sont enfin au rendez-vous. On se bidonne comme des fous avec la chaise longue pliante de Jérémy Gobé qui rejoue les sketches désopilants de Charlie Chaplin. Une perceuse percée (un comble!) pensée par Maxime Damecour fuit comme une fontaine, et propose une relecture pétillante du très fameux urinoir de Marcel Duchamp, ready-made qui créa le scandale en son temps. Les Tablespoons de Samuel Saint-Aubin offrent un ballet poétique de cuillères jouant avec des œufs. Une boîte à sardines renferme en son sein trois sublimes sirènes aux corps nus et splendidement huilés. Un frigo, dont la porte est entrouverte, entame une lutte ridicule contre un radiateur électrique en pleine surchauffe. L’œuvre de Charbel Joseph H. Boutros, ironiquement intitulée My Answer to Ecology, illustre donc nos vains gaspillages et attire notre attention, tout comme les arbres tremblants de Kristof Kintera, sur la crise écologique dont l’homme et ses machines dévoreuses d’énergies, de ressources et de matières premières, se rendent coupables.

Les machines et les objets se prêtent ainsi à de nombreuses lectures catastrophistes, apocalyptiques, souvent inspirées des films de science-fiction ou des romans d’anticipation. La pièce Mécaniques discursives de Fred Pernelle et Yannick Jacquet crée, en conclusion de L’Appartement fou, une atmosphère futuriste noir et blanc qui n’est pas sans rappeler les décors de Metropolis de Fritz Lang. Edwige Armand expérimente quant à elle des potentialités médicales dégoutantes et franchement inquiétantes pour une humanité «augmentée». Avec Inferno, Bill Vorn et Louis-Philippe Demers mettent au point une chorégraphie aliénante où des armures prennent le contrôle des corps des spectateurs. L’âme humaine semble même pouvoir trouver une traduction physicaliste dans l’installation Hara, comme si la psyché pouvait se réduire à un simple fonctionnement matériel.

A défaut d’incarner une véritable âme ou une forme de conscience, reconnaissons toutefois que nos machines peuvent produire des moments de pure poésie. Par exemple, Signal to Noise détourne les panneaux d’affichage des gares et compose aléatoirement des mots dans un fracas rythmique entêtant. Soulignons d’ailleurs que «Prosopopées» ne se contente pas de jouer sur le registre du visuel, puisque les machines et autres installations produisent bien souvent des bruits, des souffles, des bourdonnements, des vibrations ou des petites musiques, comme le démontre l’orgue de Robyn Moody dans Wave Interference, dont les ondes nous envoûtent autant qu’elles nous oppressent.

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