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Présidentielle: preuve par la culture

PAndré Rouillé

Il y a quelque chose de symptomatique dans la multiplication des dossiers, émissions et débats consacrés à la culture dans la perspective de l’élection présidentielle. Autant ces manifestations attestent qu’un réel intérêt, mêlé d’inquiétude, existe dans le pays à propos de l’avenir de la culture. Autant il s’agit de sonder le degré de méconnaissance, ou la relative indifférence, des candidats en la matière. Leurs réponses aux questions qui leur sont adressées sont souvent si convenues qu’elles trahissent, au choix, le désintérêt, l’incompréhension de la situation actuelle de la culture, ou l’idée (fausse) qu’elle ne serait pas un enjeu électoral.
Pour son récent dossier

«Présidentielle. Et si on parlait culture?» le magazine Télérama a interviewé les principaux candidats: Ségolène Royal, Marie-George Buffet, Dominique Voynet, Nicolas Sarkozy, Jean-François Bayrou et, le fallait-il vraiment, Jean-Marie Le Pen. Alors que notre éditorial du 18 janvier, intitulé de façon moins policée mais peut-être plus explicite «Et la culture, bordel!», reposait, dans une situation de pré-campagne, sur une lecture des programmes publiés.
Sur ce domaine aussi sensible aux différences idéologiques, aussi traversé par les mouvements de la pensée, aussi réceptif aux soubresauts du monde, les propos manquent assez curieusement, mais très significativement, de force et d’originalité.
Que peut-on en déduire ? La preuve d’un manque de vision ample et prospective sur les grands enjeux du monde tels qu’ils se cristallisent dans la culture et ses devenirs ? L’indigence ou l’absence totale des propos sur internet sont, elles aussi, ahurissantes.

La culture est prise dans un sens très général, comme une masse abstraite et sans vraiment de contours précis. Ségolène Royal évoque le patrimoine et le spectacle vivant, quant à MacVal, elle n’en parle pas du point de vue de l’art contemporain, mais comme un exemple réussi de décentralisation, l’un de ses thèmes de campagne.
Les candidats abordent la culture avant tout comme une déclinaison de leurs orientations générales. Peut-il en être autrement dans un contexte d’affrontement aussi tendu que celui de la campagne présidentielle ? Sans doute pas. Mais on aboutit ainsi à une instrumentalisation de la culture qui préjuge mal de l’avenir…

Pour tous les candidats, la culture est avant tout un outil, un instrument. «C’est en élargissant l’accès à la culture que l’on peut lutter contre le repli sur soi, le racisme, les violences et la désespérance des cités, l’échec scolaire», déclare Ségolène Royal. Assurément, mais si elle est dotée de tant de vertus, gratifions la culture dans le budget de l’État d’une part au moins dix fois supérieure à celle d’aujourd’hui!… Instrument d’action sociale, «la culture, on ne le sait pas assez, est un enjeu de développement économique» (Ségolène Royal). C’est vrai, mais ce n’est pas que cela, les candidats le savent-ils assez ?

Pour Nicolas Sarkozy, la culture est plutôt un instrument d’ancrage idéologique dans les valeurs traditionnelles du passé et dans l’univers élitiste de «l’excellence». Ce qui se traduit par une nette priorité accordée au patrimoine — bien devant l’enseignement artistique et la création —, par la volonté que soit «donné à tous les enfants accès aux grandes œuvres de l’esprit», et par cette proclamation aussi creuse que péremptoire: «Pour moi, toutes les œuvres ne se valent pas».
De telles proclamations, que leur indigence condamne au regard de la plus élémentaire réflexion sur la culture, sont au contraire très éloquentes dans l’espace politique. Nicolas Sarkozy «veut faire de l’enseignement artistique la clé de la démocratisation de la culture», tout en limitant celle-ci à ces fameuses «grandes œuvres de l’esprit». Cette conception de la culture des «grandes œuvres», en écho à la très archaï;que histoire des «grands hommes», est une conception réactionnaire — au sens strict de polarisée vers le passé — qui vient colorer l’enseignement artistique et la démocratisation de bien idéologiques desseins.

Pour François Bayrou, la culture est l’occasion de situer la «crise de la société française» dans une supposée «séparation entre le monde culturel et la nation», dans l’emprise paralysante des «initiés», des «réseaux» ossifiés de spécialistes, et des intérêts corporatistes des «professionnels».
L’instrumentalisation de la culture se fait ici au profit d’un discours politique à la fois assez juste pour être populaire, mais non pas assez juste pour éviter le populisme.
Autant il est vrai que la culture souffre du poids des réseaux de pouvoir, autant il est réducteur, démagogique et trompeur d’affirmer que «notre problème aujourd’hui, c’est que la culture parle trop souvent exclusivement aux ‘cultureux’».

Ce populisme, qui gangrène le lexique même du candidat (le vocable «cultureux»), ne s’assortit guère que de cette vague proposition qu’il «invitera à s’asseoir autour de sa table [élyséenne] le monde de la culture pour qu’on remette à plat le contrat, les obligations réciproques, le but qu’on cherche à atteindre».
Ce discours a évidemment le tort de méconnaître les efforts immenses que les acteurs culturels déploient — souvent dans l’indifférence et l’hostilité de leur hiérarchie — en direction des publics, en particulier des enfants.
Mais il commet surtout une grosse erreur de diagnostic: le problème le plus grave dont souffre aujourd’hui la culture est celui de sa paupérisation, c’est-à-dire de sa fragilité croissante face à la marchandisation généralisée du monde.

Il ne suffit pas d’affirmer que la culture est du domaine du «non-marchand» pour s’exonérer de toute posture de marchandisation. Demander aux «cultureux» de combler le fossé séparant «le monde culturel et la nation» revient en effet à traiter insidieusement la culture en marchandise. Car, avant de se vendre, une marchandise est d’abord quelque chose qui doit être mis en position d’être accepté, désiré, acheté, c’est-à-dire rapporté au plus près des consommateurs. La culture-marchandise est celle qui est mise à la portée de chacun, et qui maintient ainsi chacun à son niveau.
A la différence de la culture des vendeurs de «cerveaux disponibles», la culture des «cultureux» (ce terme passe décidément très mal!) est celle qui élève. Qui bouscule les manières routinières de penser, de voir, de sentir. Non pas une culture à consommer, mais une culture capable de capter certaines des forces du monde et de ses devenirs.

Contrairement à ce que manquent lamentablement les télévisions et à ce que voudrait réussir François Bayrou, il s’agit donc moins de rapprocher la culture du peuple que de créer les conditions pour que le peuple soit impliqué dans un dialogue riche de culture.
Ni à la façon de Nicolas Sarkozy, tourné vers le passé et prosterné devant les «grands maîtres» et les «grandes œuvres». Ni à la façon des communistes et de tous ceux qui, dans un mouvement inverse à celui de François Bayrou, prônent un «accès à la culture» comme à une sorte de bien sacré et magique. (Ségolène Royale ne confère-t-elle pas à la culture les pouvoirs magiques de contribuer à la paix sociale ?).

En fait, la culture n’est pas un objet fini et extérieur aux individus, à consommer, conquérir ou vénérer. Ce n’est pas une masse figée et abstraite, mais un flux en mouvement constant sous l’impulsion des actions des individus d’une société. La culture ne s’acquiert donc que dans le cours du dialogue permanent qui se tisse entre notre propre culture, fruit de nos savoirs et expériences, et la multitude des pratiques et des œuvres d’hier et d’aujourd’hui que l’on côtoie, exerce et rencontre selon nos activités, notre situation sociale et notre itinéraire de vie.

Les présidentiables seraient bien avisés de comprendre que la culture n’est pas quelque chose que l’on doit, sur le modèle de la marchandise, mettre à notre portée, ou nous permettre d’acquérir. La culture est une production dialogique qui prend forme dans nos vies, et que l’on contribue nous-mêmes à produire. Production collective qui nous produit, la culture est faite de nos vies, sans toutefois se confondre avec elles. C’est pourquoi l’art, qui n’est pas la vie, donne une ampleur si incomparable à nos vies: évidemment moins que la vie, les œuvres sont assurément plus que la vie parce qu’elles sont des concentrés de myriades de vies.

Une culture active et opératoire sans être instrumentalisée, résolument ancrée dans le présent et tournée vers les devenirs sans renier ses héritages; une culture dialogique et polyphonique qui ne serait pas à consommer mais à produire collectivement dans la diversité et le respect de chacun et de tous.

Une culture aux dimension du millénaire qui s’ouvre, et qui est déjà très tumultueux. Ce que rien n’exprime mieux que la culture. Précisément.

André Rouillé.

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Vue de l’exposition Post Patman au Palais de Tokyo, 1er févr.-6 mai 2007. Courtesy Palais de Tokyo. Copyright Marc Domage.

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