ART | CRITIQUE

Petites compositions entre amis. Séquence 1

PAlexandre Quoi
@12 Juin 2005

Aux frontières du visible et de la fiction, les investigations conceptuelles de Ryan Gander et d’Igor Krenz interrogent les processus d’apparition et les mécanismes de perception de l’œuvre d’art, dans le cadre d’un projet original d’exposition évolutive imaginé par la galerie gb agency pour son nouvel espace.

Une initiative heureuse qui permet à la fois de découvrir ces travaux méconnus en France et de les voir interagir avec d’autres propositions d’artistes de la galerie progressivement intégrées à l’exposition initiale. Ce principe de dialogue tisse ainsi un fil narratif, ténu mais probant, entre les œuvres. Il souligne de plus la proximité des démarches respectives de Ryan Gander et d’Igor Krenz, toutes deux marquées par le vide et l’impalpable, par la modestie des moyens et la réduction visuelle.

Formé à Manchester, puis à Maastricht et à Amsterdam, Ryan Gander est l’auteur depuis ses débuts en 1999 d’un ensemble de pièces protéiformes déjà honoré de différents prix et nominations — dernièrement, le Prix d’Art de Bâle lui a été attribué. Installations, photographies, performances, publications ou encarts dans la presse lui servent à élaborer une réflexion sur le potentiel discursif de l’art et sur ses systèmes de transmission. Sa pratique, qui mobilise abondamment le langage et s’articule autour de multiples collaborations, entend «rendre l’invisible visible» et fournir la «possibilité, les conditions pour que des choses adviennent».

Ces «choses» peuvent être de natures très diverses, comme ici imaginer la suite du story-board inachevé d’Hergé Tintin et l’Alph-Art au moyen de décalcomanies placées au bas d’un mur ; réaliser au sol un essai de maquette d’école d’art basée sur le schéma de la prison panoptique avec des cartes postales et du scotch double face ; reproduire sur un poster la tentative de diffuser et de matérialiser avec le soutien de linguistes et de graphistes le nouveau mot «Mitim», un palindrome qui désignerait tous les mots dépourvus de source étymologique ; ou encore, transférer sur une portion réduite de cimaise tous les points de chaque «i» extraits du texte manifeste de Walter Gropius Le Bauhaus, idée et organisation, tel que reproduit dans la version anglaise de l’ouvrage de référence Art en théorie.
Autant de pistes fragmentaires de recherches, souvent vouées à l’échec, qui mettent l’accent sur un manque à combler et sur le contexte d’exposition en réinvestissant des références passées. A l’instar de ses compatriotes Martin Creed et Jonathan Monk, Ryan Gander renégocie avec brio certains modèles et procédures hérités du conceptualisme en les portant sur un versant mémoriel, dérisoire et poétique.

Les vidéos réalisées par Igor Krenz dans son atelier de Varsovie l’inscrivent pour sa part dans une filiation de désœuvrement et de réinvention de l’activité de l’artiste où se sont notamment illustrés Bruce Nauman, John Baldessari ou William Wegman. Réputé en Pologne pour ses documentaires depuis les années 80, ce membre du collectif Azorro tourne de brèves scènes qui conjuguent action minimale, décor ordinaire de l’atelier et objets pauvres.
Ces micro-actions tentent d’appréhender le monde d’une nouvelle manière à l’aide de gestes simples et obsessionnels qui se confrontent à un réel élémentaire, au temps et à l’espace. Leur caractère absurde s’accentue lorsque l’artiste recourt à des trucages illusionnistes (Disappearance of the Match), tandis que leurs titres sonnent comme des énoncés performatifs incontestables : Only the Left Side of the Screen Exists, Box Fire is Better than Scissors. Entre légèreté et sérieux, l’activité d’Igor Krenz s’attache à une remise en jeu de la potentialité du médium utilisé, exemplaire dans le cas du diptyque de photographies et de vidéos intitulé Draft.

Depuis l’inauguration de l’exposition, se sont donc ajoutés aux travaux des deux artistes ceux du Slovaque Roman Ondák (1966), du Français Loris Gréaud (1979) et de la Danoise Pia Rönicke (1974). Les rapprochements d’œuvres opérés suggèrent divers rebondissements du sens et autres réminiscences.
Le dispositif sonore de Roman Ondák, Announcement, prolonge notamment la question des codes de langage chère à Ryan Gander. Ailleurs, la réflexion globale de ce dernier autour du souvenir, des utopies et des moyens documentaires se voit directement illustrée par le collage Cell City, A system of errors de Pia Rönicke décrivant les règles et le formatage totalitaire d’une cité moderniste imaginaire.
Quant au voisinage de sa double projection de diapositives vierges, intitulée Travelogue Lecture (With Missing Content), avec les Dream Machines de Loris Greaud — trois caissons lumineux programmés inspirés de la célèbre œuvre éponyme de Bryon Gysin —, l’on ne peut qu’y voir affirmé le thème central dans l’exposition de l’apparition et de la disparition.

Au final, cette sélection d’œuvres trouve un mode unificateur dans leur état permanent d’indétermination. Ces structures ouvertes ou fictionnelles ménagent un espace d’intervention au visiteur qui est invité à projeter sa propre expérience.

Une proposition d’«exposition in progress» à suivre jusqu’à la fin de l’année 2005.

Ryan Gander
— It’s Like the Spoilt Brat of the Dictionary, but One It’ll Never Enter, 2005. Poster recto-verso format A1. Ligne rouge en zigzag par tranfert sérigraphique et gaffer noir.
— In This State of Collapse, 2005. Installation à partir de cartes postales. Dimensions variables.
— Travelogue Lecture (with missing content), 2003. Installation avec double projections de diapositives, 17 coussins marrons en velours côtelé. Dimensions variables.
— Hergé’s realisation that Alph-Art was conceptually flawed, Georges Remi’s realisation that Alph-Art was conceptually flawed and Kuifje’s realisation that Alph-Art was conceptually flawed, 2003. Tranfert sérigraphique de 6 couleurs. 12 x 40 cm.
— Me, me, me, this world was made for men but not me, 2004. Transfert sérigraphique d’une couleur.
— No.5, To Flash it etc, 2004. Photographie couleur de la série Associative photographs. Encadrée avec son cartel. 130 x 130 cm encadré, cartel 15 x 21 cm.

Igor Krenz
Draft, 2005. Installation comprenant :
— Draught in the studio, Draught in the studio with an element of beauty. Diptyque de photographies couleur sur papier contrecollées sur aluminium. 20 x 30 cm chaque.
— Draught in the studio, Draught in the studio with an element of beauty. Diptyque de vidéos sans son sur DVD (pal – loop). Durée 10.00 minutes (segment).

Sélection de vidéos d’Igor Krenz :
— Fire is Better than Scissors, 1990. 37 secondes.
— Light Turns off the Light, 1994. 1 minute 19 secondes.
— A Clockwork Chiken Dies from a Ballon Burst, 1990. 1 minute 43 secondes.
— Bravo, 1996. 31 secondes.
— Double Disappearance of the Ball in Parallel Space, 1999. 45 secondes.
— Only the Left Side of the Screen Exists, 1998. 48 secondes.
— Double Disappearance of the Ball in Parallel Space, 1999. 45 secondes.
— Stone and Can, 1998. 10 minutes 22 secondes.
— Find the Exact Number of Details, 2000. 1 minute.
— 4 cm, 8 cm, 9 cm, diam. 5, diam. 6, 2003. 1 minute 9 secondes.
— Disappearance of the Match Box, 2001. 38 secondes.
— Things [1], 2005.

Loris Greaud
— Dream Machines, 2004. Installation lumineuse. 110 x 65 x 19 cm (x3).

Roman Ondak
— Annoucement, 2002. Installation sonore.

Pia Rönicke
— Cell City, A system of errors, 2003. Collages sur carton. 107 x 212 cm.

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