ART

Parking

PGarance Malivel
@14 Jan 2011

Les œuvres de Keren Benbenisty évoquent son univers en clair-obscur, et nous proposent un voyage dans un espace-temps en suspens. Où la poésie se mêle au désenchantement. Une poésie discrète et mélancolique à suivre ou découvrir.

Lisible depuis la rue, le titre de l’exposition écrit en réserve sur la vitrine recouverte de noir pour l’occasion, interpelle le passant. «Parking»: éclairé par la seule lumière des œuvres présentées à l’intérieur, ce mot reflète d’emblée la tonalité clair-obscur de l’exposition, faite de noirs et blancs, d’opposés et de complémentaires.
Plongé dans la pénombre, le rez-de-chaussée s’imprègne de l’atmosphère étrange qu’évoque le titre. Le parking, lieu où se mêlent obscurité et lumière crue, représente pour l’artiste un entre-deux où l’on s’arrête sans pour autant y rester, un espace-temps immobile où les repères sont en suspend. La galerie — lieu de passage pour le public — devient ici, entre jour et nuit, un espace de dualité, à l’image même des œuvres qui y sont présentées.

La première installation que l’on rencontre en entrant, One Revolution Per Minute, possède à première vue un titre aussi énigmatique qu’ambigu. Sur une toile blanche tendue sur châssis, un projecteur diffuse une ombre incurvée noire évoquant la forme d’un gigantesque cil. Frémissant légèrement, les rayons obliques confirment la présence d’un faux cil fixé sur une diapositive à l’intérieur du projecteur. Accroché à l’arrière de la toile, un récipient est empli d’encre noire. Toutes les minutes, un tube en verre vient y plonger une de ses extrémités; basculé par un mécanisme, il verse ensuite quelques gouttes du liquide recueilli dans un entonnoir de verre, qui les diffuse à son tour vers l’avant de la toile à travers un trou. Un filet noir s’écoule du cil jusqu’au bas de la toile, étanché au sol par une pile de feuilles blanches.
Par un jeu de contrastes — opposant ombre et lumière, vide et plein, liquide et solide, fixité et mouvement —, l’œuvre offre une image poétique et troublante. Proche d’une esthétique surréaliste, elle crée par l’association de différents éléments l’idée d’un pleur, qui serait alimenté par une «sensibilité» mécanique.
Cette image en noir et blanc, qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher des célèbres Larmes photographiées par Man Ray en 1932, évoque en effet pour Keren Benbenisty un certain «mécanisme de l’émotion». Le titre de l’œuvre, qui désigne le processus permettant l’écoulement du liquide, indique peut-être aussi, à travers la polysémie du mot «revolution», une source possible d’émotion, d’écoulement de sang ou de larmes.

L’indétermination, la polysémie, sont présentes au cœur même de l’identité de l’artiste. Keren Benbenisty est née en 1977 en Israël d’une mère marocaine et d’un père turc. Installée à Paris depuis 1998, elle est sortie diplômée des Beaux-Arts. Ses œuvres déploient une diversité de techniques étonnante, et se plaisent souvent à cultiver une ambiguïté formelle et sémantique. Certaines alors peuvent apparaître comme un écho à son identité plurielle, si ce n’est comme son portrait en négatif.

Un peu plus loin dans l’exposition se trouvent ainsi ses Dessins aérosols. En noir et blanc toujours, ceux-ci font apparaître en réserve des objets personnels qui ont été posés sur le papier, puis recouverts d’une projection d’encre noire. Les petits accessoires, bijoux, dont on ne conserve que l’empreinte, acquièrent une valeur étrange. Faits de creux et de pleins, d’absence et de présence, ces dessins renvoient à l’idée de perte et de mémoire.
Leur densité, en contraste avec la simplicité de la technique et des objets employés, doit sans doute au fait qu’ils créent un effet proche de celui des photogrammes — procédé inventé dans la deuxième moitié du XIX° siècle qui permettait d’obtenir l’image photographique d’un objet en le plaçant sur une surface photosensible exposée à la lumière. Ici, l’empreinte de l’objet est obtenue grâce à l’encre, médium que l’on retrouve sous plusieurs formes dans l’œuvre de Keren Benbenisty.

Également réalisé à l’encre noire, un diptyque intitulé Day and Night joue avec les notions de dualité et de complémentarité. À gauche se détache le dessin noir sur blanc d’une tête de hibou, animal nocturne associé aux croyances de nombreuses civilisations comme un symbole à la fois positif et néfaste, tandis qu’à droite la copie en négatif de ce dessin, blanc sur noir, regarde en miroir le premier.

Dans l’installation Two Suns in the Sunset brille une tache de couleur. Un gyrophare orangé fait office de soleil. Associé à un moteur qui lui fait effectuer un tour par minute, le gyrophare est fixé dans l’angle supérieur droit d’un panneau sur lequel défilent en noir et blanc des photographies pixellisées de paysages ou de couchers de soleils, trouvées sur internet.
Le rythme nettement ralenti du gyrophare donne à l’objet un caractère irréel, presque onirique, que viennent à la fois souligner et contrecarrer les images «cliché» qui se succèdent au même rythme. Chaque fois que la lumière a réalisé un tour complet, et balayé l’ensemble du paysage, la photographie change, fait place à celle qui lui succède dans ce nouveau cycle temporel.
Parfois le soleil «artificiel» jouxte l’image du soleil «réel», créant un sentiment d’étrangeté, de supercherie dédoublée. Les images ici fabriquées renvoient tant à un rêve collectif et suranné, qu’à un ailleurs idéal de cartes postales qu’un soleil mécanique vient désenchanter.
Cet espace autre, idéalisé, nature vierge ou ville prisée, c’est sans doute celui dont rêvent ceux qui peuvent voyager. C’est aussi ce qu’espèrent beaucoup d’immigrés. La temporalité ambiguë qu’instaure Keren Benbenisty dans ses œuvres veut en effet faire écho au statut instable des personnes déplacées, toujours en attente, dans l’entre-deux.

Une dernière œuvre enfin entre en résonnance avec la précarité qui préoccupe l’artiste. Titled, titre qui par ironie s’oppose aux œuvres souvent «Sans titre», désigne aussi le procédé de sa propre réalisation: depuis 2008, Keren Benbenisty «collectionne» des titres trouvés dans l’Herald Tribune ou le New York Times. Ici, on peut lire en lettres gravées sur une plaque de laiton: «Home is where the epicenter is».
Sortie de son contexte, la phrase acquiert une certaine dimension poétique. Replacée dans son contexte, elle se réfère au séisme subi en 2010 par Haïti, et questionne une fois encore le statut des personnes déplacées. À cette ambiguïté de sens s’ajoute le fait de pérenniser solennellement cette phrase, à l’encontre de la destination traditionnelle du journal dont elle est tiré, qui est d’être jeté. Cette plaque offre ainsi une permanence paradoxale à la disparition et à l’errance.

Les œuvres de Keren Benbenisty nous proposent donc un voyage dans un espace-temps en suspens. Où la poésie se mêle au désenchantement ; où apparaissent en clair-obscur les formes comme leurs sens.

— Keren Benbenisty, One Revolution Per Minute, 2010. Installation, projection diapositive 35mm sur toile, faux cils, mécanisme, encre. 195 x 130 cm.
— Keren Benbenisty, Dessins aérosols, 2010. Encre sur papier. Dimensions variables.
— Keren Benbenisty, Titled, 2008-2011. Plaque en laiton gravée. 60 x 10 cm.
— Keren Benbenisty, Two Suns in the Sunset, 2010. Installation, gyrophare, moteur 1RPM, diaporama de photographies noir et blanc. 230 x 170 cm.
— Keren Benbenisty, Day and Night, 2008-2010. Dessin à l’encre de chine sur papier et copie digitale en négatif. 27 x 35 cm.
— Keren Benbenisty, Sans titre, 2010. Série de dessins à l’encre sur papier. Dimensions variables.

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