ART | CRITIQUE

Olafur Eliasson

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Les installations d’Olafur Eliasson suggèrent au corps, à l’œil et à l’esprit des déplacements et une adaptation active aux sollicitations environnementales. Elles redéfinissent le rôle du musée comme filtre, comme laboratoire dans l’architecture de la ville autant que comme représentation mentale de la société en marche.

La rencontre avec l’œuvre d’Olafur Eliasson commence par la traversée d’un vaste espace aménagé dans le vestibule du musée : une étendue de laves rouges, ocres, grises et brunes qui crissent sous les pas. L’espace est transformé par cette couche délimitée, à l’intérieur de laquelle le corps peut chercher l’équilibre, peut avoir la sensation d’une légèreté particulière, une sorte de liberté de mouvement qui nécessite quand même un peu d’attention. On pense à Richard Long comme à Robert Smithson.

La poétique de cette sorte de sculpture naturelle et horizontale s’exerce du fait que les constituants viennent d’une île lointaine. Le voyage est donc sérieusement amorcé, le visiteur vit mentalement et physiquement cette pièce étonnante qui, du lieu d’origine, a déplacé les traces des volcans islandais pour révéler une fois de plus l’architecture du musée.
Eliasson agit sur l’environnement en jouant sur la surprise (on se souviendra de Green River en 2000 à Stockholm : sans l’avoir annoncé, il jette dans le fleuve des pigments rouges inoffensifs qui le font virer au vert), en interrogeant scientifiquement le hasard et en sollicitant les facultés sensorielles des spectateurs devenus ici des participants.

On commence par traverser un couloir de lumière jaune très dense, puis l’on peut regarder la projection de grandes surfaces abstraites qui créent des successions de perspectives géométriques ou qui affirment progressivement une simple juxtaposition de rectangles lumineux. De l’illusion à la planéité transparente, l’œil est obligé de se déplacer très vite pour saisir le mouvement d’ensemble et sa fragmentation. Là encore l’analyse de l’architecture de la salle est engagée par l’œuvre : les images lumineuses.

Une autre traversée incite le corps à se situer et à vivre l’espace. Un couloir de carton, comme un long diaphragme, conduit à une pièce sombre où le spectateur fera une expérience : appliquer son œil sur une lentille, découvrir quelques instants plus tard l’image énorme de son iris projetée sur le mur parallèle à l’instrument et entendre un mot « fabriqué » puis énoncé à partir des données chromatiques de l’iris.
On peut aussi entrer dans un grand habitacle noir, une véritable camera obscura au centre de laquelle l’image un peu tremblante de la partie supérieure de la Tour Eiffel est portée sur une grande table circulaire ; le ciel pénètre par le jeu des miroirs dans le lieu expérimental. Il est difficile de ne pas penser à l’histoire conjuguée de la peinture et de la photographie, de la boîte noire, origine d’un immense corpus d’images de l’art.

Puis, dans l’espace voisin, une ligne immatérielle de couleurs lumineuses s’étend comme un horizon courbe et frémissant. Tout près, dans une autre pièce, autre boîte encore : une fascinante machine qui produit une torsade de vapeur, et l’on peut rester longtemps à suivre ce mouvement d’énergie, d’air furieux, de petit cyclone horizontal, indéfiniment renouvelé.

Enfin, dans un cercle presque complet de panneaux translucides, la lumière très brillante change du blanc au rose, en passant subtilement par d’autres couleurs, avec une intensité englobante. Autre sollicitation sensorielle qui rappelle Turrell, mais ici pas d’illusion optique aussi troublante et spectaculaire. Le corps du visiteur est entouré, traversé par la lumière, une lumière entrée par l’œil et le cerveau, dans une perception qui pousse l’absorption à ses limites.

Ces grandes installations à la fois complexes et concentrées en ce qui pourrait être un avatar minimaliste sont prolongées c’est-à-dire ramifiées, décuplées au fond, dans la dernière partie de l’exposition : un espace interactif où l’on peut construire des structures jusqu’à épuisement. Tout autour de la table qui regorge de modules et d’éléments en désordre, le rangement des objets créés, posés sur des étagères est significatif d’un projet : explorer les combinatoires et les systèmes. Il y a d’autres formes géométriques installées dans des vitrines. Le tout constitue des collections — peut-être éphémères — entreprises par l’artiste et par d’autres visiteurs.
Le tactile, le vide et le plein sont ici en œuvre dans un étoilement sans doute infini de compositions possibles. Dans ce montage ludique qui se déploie au fil des jours, on touche l’intime du jeu : une construction de soi. La construction sociale est activée comme la métaphore du désir d’un projet libre en dépit des contraintes matérielles. Une forme d’utopie discrète se développe comme une suite mathématique, où la logique peut « bifurquer ».

Qu’est-ce que construire après avoir éprouvé, ressenti ? Qu’est-ce qu’une structure simple peut contenir de complexité ? Comment le corps peut-il engager le regard et le mental dans des espaces relationnels ? Quelle liberté l’œuvre peut-elle prendre avec le raisonnement et l’empirique ?
Il semble que dans sa proposition artistique déclinée avec une extrême rigueur et une belle souplesse, Eliasson laisse à l’art et à la science, aux différentes formes de langage aussi, la liberté d’entreprendre les passages les plus fructueux. Au contact de la science, le processus artistique plonge ses axes encore plus profondément dans la vie invisible des matières et des formes. Sans oublier la relation construite par les artistes du XXe siècle entre nature et paysage, dans leurs présences les plus variables.

Olafur Eliasson fait vivre au visiteur une réalité particulière qui fluidifie ses capacités sensorielles et sensitives, en le guidant sans autoritarisme vers une introspection indissociable de la vie collective. Les installations suggèrent au corps, à l’œil et à l’esprit des déplacements et une adaptation active aux sollicitations environnementales. Elles redéfinissent ici le rôle du musée comme filtre, comme laboratoire dans l’architecture de la ville autant que comme représentation mentale de la société en marche. Le champ de lave d’Olafur Eliasson pourrait être la métaphore de cette histoire en train de se faire, au creux de laquelle l’œuvre doit déployer ses réseaux de questions.

Olafur Eliasson :
— Lavafloor, 2002. Pierres volcaniques. Dimensions variables.
— Remagine, 2002. Projecteurs à découpe, trépieds, unité de contrôle.
— Eye Projection, 2002. En collaboration avec Luc Steels. Caméra, écran, ordinateur, projection sonore.
— Horizon instabile, 2002. Lentilles, lampes, moteur.
— Collaboration avec Yona Friedman, 2002.
— 360° Room for all colours, 2002. Tubes en néon, système de contrôle, échafaudage.
— Die Dinge, die du nicht siehst, die du nicht siehst (Windhose) , 2001. Vapeur, tubes, air, ventilateur.
— Fivefold Tunnel, 2000. Acier inoxydable. 2,1 x 1,1 x 10 m.
— Camera obscura, 2000. Miroir, tube, lentille, table, projection d’image. Dimensions variables.
— Yellox Corridor, 1997. Lumière monochrome. Dimensions variables.
— Models, sd. En collaboration avec Einar Thorsteinn et le Studio Eliasson. Techniques mixtes. Dimensions variables.

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