ÉDITOS

Œuvres-rébus, expositions à lire

PAndré Rouillé

On connaissait les expositions à voir, à expérimenter, à arpenter, à vivre, etc. L’exposition que Bruno Peinado vient de présenter au Palais de Tokyo est un bel et intéressant exemple d’un autre genre : l’exposition à lire.
Non qu’il n’y eût rien (ou peu) à voir, à entendre, à éprouver ou à ressentir, comme cela a pu être le cas avec l’art conceptuel. Bien au contraire, cette exposition avait du souffle et de la respiration, y compris au sens très physique du terme puisque quatre gros ventilateurs de cinéma faisaient, à intervalles réguliers, vibrer l’air,

se balancer les objets pendus au plafond, et circuler une brise dans nos oreilles avant que ne revinssent, le temps d’une pause, le calme et l’immobilité.

La lecture ne venait donc pas se substituer à une sorte d’esthétique ascétique, parcimonieuse en objets, couleurs, mouvements, signes ou pulsations : elle était au contraire rendue nécessaire pour en aborder l’excès, la cacophonie visuelle et sémantique.
Cette nécessité, sans doute largement éprouvée par les spectateurs, avait été reconnue par les commissaires (et peut-être par l’artiste lui-même) qui avaient confectionné un petit livret et des panneaux fixés aux murs où chacune des œuvres était soigneusement listée et expliquée.

Par exemple, à propos de la pièce intitulée 1, rue Sésame (2004) : «Au centre de l’exposition, une boîte à chaussures géante retient l’attention. Deux yeux globuleux en sortent, et font basculer l’environnement immédiat dans un climat fantomatique. Le dispositif a des airs de déjà vu et renvoie à un genre en désuétude, le film d’horreur tous publics avec monstres en peluche. Ce regard hésitant rappelle évidemment celui du célèbre Gizmo tiré des Gremlins de Joe Dante (1985). Le personnage qui émerge de la boîte se pose en double potentiel de l’artiste : à la fois dans et hors du monde, il est tour à tour spectateur et acteur, et cette distanciation lui offre de porter un regard inattendu sur le monde qui l’entoure. Il rappelle également à la vigilance du spectateur : d’un instant à l’autre, quelque chose peut surgir et permettre une autre lecture de l’exposition ».

Il est peu probable que beaucoup de spectateurs aient par eux-mêmes fait devant l’œuvre semblable itinéraire discursif. Soit parce qu’ils n’ont pas mobilisé les mêmes références culturelles ; soit parce qu’une œuvre ne saurait, à elle seule, stimuler une direction conceptuelle aussi précise ; soit, tout simplement, parce que les rédacteurs des notices ont dérivé dans la surinterprétation au point de réduire l’œuvre à une illustration presque littérale d’un propos ; soit, encore, parce que les références mises en œuvre par l’artiste étaient trop personnelles pour pouvoir être vraiment partagées.

Quoi qu’il en soit, ces livrets en forme de mode d’emploi des œuvres esquissaient un changement des rôles respectifs de l’artiste, de l’œuvre et des spectateurs.
Pendant longtemps, l’artiste-génie a été, à tort, considéré comme le centre et le maître absolu de l’œuvre face à laquelle le spectateur était réduit au rôle semi-passif de récepteur subjugué.
La célèbre et provocatrice formule de Marcel Duchamp selon laquelle «ce sont les regardeurs qui font les tableaux» prenait le contre-pied de la posture académique en oubliant toutefois que l’œuvre n’est ni le produit de l’artiste seul, ni celui des seuls regardeurs, mais l’expression d’un rapport dialogique entre eux dans des conditions toujours singulières.

Aujourd’hui un nouvel intermédiaire semble de plus en plus vouloir s’immiscer entre l’œuvre et les regardeurs : le discours explicatif. Après être longtemps resté dans les marges de l’exposition, dans les articles et ouvrages critiques, il tend désormais à être directement pris en charge par les commissaires et les artistes.

Au risque de transformer les œuvres en rébus et les expositions en textes, et de placer l’art sous l’autorité du discours. Comme si le dialogue artistique avec les œuvres était devenu trop difficile, voire impossible. Comme si, à vouloir rapprocher les œuvres des «regardeurs», on plaçait entre elles et eux la distance d’une fiction d’explication. Comme si le discours venait à la rescousse d’un déficit d’art, à moins qu’il ne soit l’un des matériaux de l’art d’aujourd’hui par sa capacité à transcender en œuvres les choses et les situations les plus anodines.

André Rouillé.

Une série de tables rondes organisées par paris-art est programmée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (les premiers mardis de chaque mois à partir du 5 octobre).

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Léo Delarue, Sans titre, 2003-2004. Installation de 27 petites pièces en terre cuite. Dimensions variables. Courtesy galerie Zürcher.

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