ART | CRITIQUE

L’ordre des lucioles. 17e Prix Fondation d’entreprise Ricard

PFrançois Salmeron
@30 Sep 2015

Le statut de l’objet d’art est au cœur de ce 17e Prix Ricard. Avec des propositions abordant les connections, synchronisations et influences entre objets. Ou la différence ontologique entre objet usuel et objet d’art. Ou l’objet compris comme vecteur de forces et de dynamiques rendues tangibles.

Le commissariat de ce 17e Prix de la Fondation Ricard a été confié à Marc-Olivier Wahler, ancien directeur du Palais de Tokyo a réuni les cinq nominés : David Brognon et Stéphanie Rollin, Julien Dubuisson, Grace Hall, Robin Meier, Floriant Pugnaire et David Raffini, ainsi que Thomas Teurlai. Il a également fait appel à une lauréate de 2012 : Katinka Bock qui déploie tout le long de l’exposition et dans tout l’espace de la Fondation, un fil ténu servant de conducteur et de principe d’unité aux différentes propositions présentées.

Le titre de l’exposition, «L’ordre des lucioles», aux accents plutôt mystérieux, renvoie directement à l’œuvre de Robin Meyer qui, par l’intermédiaire de petites lumières artificielles, tente d’orienter et d’influencer le comportement nocturne desdites lucioles. Tandis que la vidéo Energie sombre de Floriant Pugnaire et David Raffini nous accueille en prémisse de l’exposition, nous sommes attirés par la grande tente de toile que Robin Meyer a plantée dans l’espace de la Fondation. La fermeture éclair de la tente nous draine, nous happe, et nous nous trouvons dès lors engloutis dans un espace clos, aux lumières rouges futuristes, quasi anxiogènes.

Là, incontestablement, le mécanique et l’organique coexistent et créent une étrange alchimie. L’espace de la tente apparaît en effet comme un laboratoire de recherche où se synchronisent les lumières des lucioles, le chant de criquets enfermés dans des boîtes, un métronome, un circuit d’eau. Tous ces champs de force cohabitent et constituent alors un véritable microcosme. Cependant, chaque élément naturel (lucioles, criquets, plantes, eau) est en réalité soit stimulé par des sons et des lumières artificiels contrôlés par l’artiste, soit soumis au rythme du métronome, qui apparaît comme le véritable cœur, le véritable pouls sur lequel se calquent les composants de cet environnement. Car quand on stoppe le battement régulier du métronome, on se rend compte que tout s’arrête, se fige et se tait aussitôt.

Ainsi, le projet de Robin Meyer semble épouser en tout point l’une des préoccupations de Marc-Olivier Wahler: interroger «la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent réciproquement». Robin Meyer apparaît dès lors comme un expérimentateur, un explorateur qui, à l’image des scientifiques confinés dans leur tente ou leur labo de recherche, entend sonder des contrées lointaines, ou des possibles encore insoupçonnés.

L’installation de Grace Hall, Ask Her to Smile, nous renvoie également vers un environnement clos. Deux imposants tonneaux remplis d’une inquiétante eau noire nous attendent sitôt sortis de la tente de Robien Meyer. Il faut y plonger la tête entière, ou juste une oreille pour les moins téméraires, afin de pénétrer dans cet univers immergé, où éclot une voix, une parole. Car si le monde aquatique est souvent perçu comme le «monde du silence», ici le verbe apparaît et nous parvient uniquement si l’on se plonge dans l’eau. Etonnant renversement. Surtout, l’on apprend que cette installation fait intimement écho à la vie de l’artiste qui passa toute son enfance dans une communauté de sourds et muets, sur une île isolée, avant de s’extraire de cet environnement. Se dégager du silence et plonger tête la première, le souffle coupé, dans le champ poétique, telle semble être finalement l’expérience à laquelle nous convie l’artiste.

Chez David Brognon et Stéphanie Rollin, il est également question d’île. De l’île de Gorée, plus précisément, située au large de Dakar. Le duo a patiemment cartographié à la main chaque mètre carré du contour de l’île. Chaque calque (au total plus de 3000) a ensuite été glissé dans une enveloppe. Et chaque enveloppe classée à son tour dans cette étagère d’acier minimale que nous découvrons sur l’un des murs de la Fondation. Alors que l’on découvre que Gorée fut un temps une plaque tournante de l’esclavagisme et de déplacements de populations africaines, la rigidité et la froideur de l’étagère en inox nous rappelle une implacable mécanique bureaucratique, découpant et manipulant de manière dépassionnée, voire cynique, le monde. Car il est bien avant tout question d’aliénation sociale ici, aliénation qui ne cesse de se renouveler et d’apparaître sous de nouvelles formes tout au long de l’Histoire.

Julien Dubuisson explore quant à lui divers objets archétypaux issus de l’histoire de l’art (moulure, tête de statue classique, cube, etc.). Mais si nous pouvons justement rester circonspects face à un simple «white cube» posé sur le sol de l’exposition, une vidéo vient nous montrer que cette pièce renferme en son sein tout un ensemble d’objets, qui apparaissent comme autant de canons dans le monde de l’art. On perçoit en effet une petite fille qui s’amuse avec ces fragments, et les imbrique les uns dans les autres comme des poupées russes. On voit dans cette action une métaphore du cours de l’histoire de l’art, des influences du passé, des relations entre les époques et les courants esthétiques, des liens de parenté, de descendance, d’enfantement existant entre les œuvres.

Aussi, Julien Dubuisson entame-t-il à travers le cube de Pavillon nocturne, et la moulure de jambe de Pour Sylvie et Bruno, une réflexion sur notre perception de l’objet, son intérieur souvent inaccessible ou invisible, et sa surface externe. Le cube renferme donc des objets qui se dérobent à nos regards, comme nous le signalions, tandis que l’intérieur de la jambe accueille en creux la moulure du bras de la compagne de l’artiste.

Nous rencontrons ensuite un univers analogue à celui de Synchronicity de Robin Meyer, avec l’installation Stop paying the middle Man de Thomas Teurlai, qui nous embarque dans une sorte de laboratoire secret, illégal, marginal. L’artiste y a entassé un grand nombre d’ordinateurs et de composants informatiques désossés, démontés. Il s’agit en fait d’essayer de récupérer les quelques poussières d’or qui se trouvent dans chaque système informatique. On aurait donc affaire à une ruée vers l’or post-moderne. L’or ne se trouve plus dans la terre et la boue, matériaux pauvres s’il en est, mais dans les déchets, les rebus informatiques. La richesse et la rareté semblent paradoxalement se trouver au cœur même de matériaux usés, abandonnés, jugés sans valeur. Thomas Teurlai évoque alors sans doute le consumérisme et la production effrénée de nos sociétés menant à la pollution, au gâchis, à la saturation.

La dernière pièce de l’exposition trace une boucle très réussie avec la vidéo que l’on avait entraperçue en ouverture de «L’ordre des lucioles». Nous reconnaissons effectivement la carcasse contorsionnée de la camionnette jaune que l’on apercevait en train de rouler à tombeau ouvert sur l’écran de projection. Si le véhicule nous renvoie immanquablement vers le ready-made Giulietta de Bertrand Lavier (une voiture rouge fracassée après un accident, récupérée directement à la casse, et exposée telle quelle), la camionnette de Floriant Pugnaire et David Raffini apparaît plutôt comme un «lambeau écorché», une plaie ouverte, vive, à fleur de peau, dont on examine sous un élégant éclairage les béances et les lignes de fracture.

La vidéo traite d’ailleurs le véhicule comme un être vivant à part entière. Il bouge, frémit, fume, grogne, tremble, souffle tel un organisme. La fumée qui l’entoure lui prête aussi une aura mystérieuse, et l’enveloppe de mystère. Et, suivant le titre de la pièce (Energie sombre), qui fait directement référence aux théories scientifiques portant sur l’expansion et la rétraction possibles de l’univers, la voiture ne cesse d’accélérer sa course, de se transmuter, de se relancer, jusqu’à la sortie de route, la chute et l’immobilisation forcée. Si l’on reprend donc une nouvelle fois l’une des intentions du commissaire Marc-Olivier Wahler, qui annonçait vouloir «créer les conditions permettant de rendre tangibles les champs de forces et les mouvements de transformation dynamiques» dans les objets d’art, on serait prêt à parier qu’Energie sombre sera en bonne position pour l’attribution du 17e Prix de la Fondation Ricard.

Å’uvres
— Robin Meier, Synchronicity, 2015. Technique mixte.
— Grace Hall, Ask Her to Smile, 2012. Installation sonore, bois, eau.
— Julien Dubuisson, Pavillon nocturne, 2015. Plâtre et vidéo.
— Thomas Teurlai, Stop paying the middle man, 2015. Technique mixte.
— Floriant Pugnaire et David Raffini, Energie sombre, 2012.

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