ÉCHOS
06 Sep 2009

Lettres d’artiste

PPaul Brannac
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Lorsqu’il parle, un artiste se tait. Lorsqu’un critique s’éloigne de l’œuvre, il divague. Le mouvement peut être nécessaire, et la suite intéressante, mais tous deux prennent le risque de plomber leurs lettres de savoir

Lorsqu’il parle, un artiste se tait. Lorsqu’un critique s’éloigne de l’œuvre, il divague.
Le mouvement peut être nécessaire, et la suite intéressante, mais tous deux prennent le risque de plomber leurs lettres de savoir. Ils risquent de se crisper l’un la main l’autre l’œil, de perdre cette survivance, cet enfantillage, qu’est l’instinct et dont le fruit est mystérieux. (Il suffit de contempler par exemple le portrait de Baudelaire — cet homme sans immédiateté par excellence selon l’expression de Sartre — pour voir les yeux d’un enfant, certes chétif et sans doute un peu pervers, mais enfant tout de même).

Quant à l’œuvre, pourquoi ici un peu plus de rouge et là un peu moins de noir ? Cela, ni le peintre ni son commentateur ne le peuvent expliquer. Ils peuvent évaluer la pertinence, la beauté de l’accord — dire oui ou non en somme —, mais pas définir ses causes ou comprendre ses effets — les épuiser. Ou alors, c’est que l’œuvre est épuisable comme l’est son auteur et ce dernier a raison de briser ce dont le critique se défie. Et il est aujourd’hui assez clair que ce soit par le luxe le plus épais que l’on accède aux œuvres les plus pauvres; de même que la virtuosité théorique pâlit une fois l’œuvre vue. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que l’artiste qui écrit veuille sauver la survivance en en protégeant le viatique: l’obscurité de la création. C’est qu’il doit répondre à la tentation du monde qui, depuis qu’il a appris à lire, pense être capable de dominer toute chose non écrite et dans son bon droit de répondre au ciel par un traité céleste.

Dans une lettre de 1955, le peintre Nicolas de Staël écrivait ainsi au collectionneur Douglas Cooper: «Les raisons pour lesquelles on aime ou l’on n’aime pas ma peinture m’importent peu parce que je fais quelque chose qui ne s’épluche pas, qui ne se démonte pas, qui vaut par ses accidents, que l’on accepte ou pas».

A cette date, Cooper reprochait à Staël d’être revenu à la figuration après une longue période abstraite. Mais l’amateur ne savait pas encore que l’on se moque qu’une toile soit abstraite ou figurative pourvu que notre désir d’elle soit intarissable; pourvu que son aplat le plus doux soit fait d’accidents justement. Car il n’y a pas de lieu pour se reposer, pas d’heure pour la plénitude, «on ne choisit pas son chemin en peinture, on marche comme on peut avec des pieds plats ou musclés, pieds nus ou avec des souliers, on pourrait d’ailleurs établir un jugement en peinture rien que d’après les souliers, godasses ou espadrilles des peintres. Qui sait? ». Enfin, ajoutait Staël à l’adresse de Cooper: «Mais je marche, à vous de voir».

Deux mois plus tard, le peintre se suicidait depuis son atelier d’Antibes. Laurent Greilsamer a consacré une belle biographie à celui qu’il nomme «le prince foudroyé». Mais c’est un titre qui arrête un peu tôt le mouvement, qui suppose un déluge ou une grâce étrangers au prince. De foudre et d’éclair également, et qui n’écarte pas la mort, on aurait pu l’appeler «fulgurant» : «fulgurance de l’autorité» et «fulgurance de l’hésitation», les «deux choses valables en art» selon Staël dans une lettre de 1953.

Ides et Calendes, cette maison d’édition dont le nom lui-même compte les jours — les jours de dettes —, a publié un choix précieux de ces lettres du peintre, présentées en regard de quelques uns de ses dessins. Parce qu’en effet, les Lettres sont peu de chose — le soupçon d’une grande profondeur colorée derrière chaque signe noir, mais seulement le soupçon — si l’on ne connaît les peintures et les encres, l’œuvre, de Staël ; si l’on ne retourne à elle.

En 1955, c’est au Concert qu’il faut retourner. A cette immense toile dont le rouge saturé déborde sur le noir du large piano noir et sur l’ocre-brun de la haute contrebasse, à cette folle correspondance où l’artiste traite encore l’huile en aquarelle. Au centre, les marbrures lisses, blanches et grises, les traits noirs de L’orchestre, réalisé deux ans plus tôt.
Pour la première fois sans doute, et évidemment la dernière, Staël avait suscité un monde. Un monde plein à s’y perdre, si dense qu’il sature chaque atome, comme écrivait Virginia Woolf de son écriture, et jette aux yeux des hommes incapables de poursuivre la beauté, à la face du peintre soudain soufflé par le sublime, le cri énorme, l’ordre terrifiant que lance Bernarda Alba à sa maison endeuillée : Silence ! Silence ! Silence !

Nicolas de Staël, Lettres. Présentées par Pierre Daix. Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, Suisse, 1998.

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