ÉDITOS

L’époque de la flexibilité

PAndré Rouillé

La question n’est plus de savoir s’il faut accepter ou non la flexibilité, mais d’imaginer comment on peut s’en accommoder. Car la flexibilité est bien là, en tous points de la société, dans nos modes de vie et de travail. Mais aussi dans nos corps, dans nos esprits et dans nos rapports au monde et aux choses. Et cela avant même que les politiques ne s’en mêlent plus ou moins adroitement. Cette «époque de la flexibilité», qui est désormais la nôtre, se distingue de la modernité du XXe siècle qui s’est, elle, caractérisée par une extrême rigidité adossée à une mystique de la pureté.

La question n’est plus de savoir s’il faut accepter ou non la flexibilité, mais d’imaginer comment on peut s’en accommoder. Car la flexibilité est bien là, en tous points de la société, dans nos modes de vie et de travail. Mais aussi dans nos corps, dans nos esprits et dans nos rapports au monde et aux choses. Et cela avant même que les politiques ne s’en mêlent plus ou moins adroitement, comme avec le CPE; et par delà les credo ultralibéraux en faveur de ses vertus économiques supposées. Cette «époque de la flexibilité», qui est désormais la nôtre, se distingue de la modernité du XXe siècle qui s’est, elle, caractérisée par une extrême rigidité adossée à une mystique de la pureté.
La modernité était une période historique, intellectuelle et politique d’affrontement, d’isolement, de Guerre froide, de chasses aux moindres dissemblances et hétérogénéités. En art, des groupuscules d’avant-garde s’opposaient en querelles esthétiques incessantes, armés de leurs manifestes et certitudes

Cette culture faite d’oppositions, d’exclusions et de contrastes massifs — entre Est et Ouest, communisme et capitalisme, figuration et abstraction, etc. — était placée sous le règne du «ou». On était ceci «ou» cela, de ce côté-ci «ou» de celui-là. Cette culture s’est effondrée dans le sillage des défaites américaine au Vietnam (1975) et soviétique contre le mur de Berlin (1989).

Aujourd’hui le processus de mondialisation qui s’accélère et se généralise; les échanges, les rencontres et les contacts qui s’intensifient; les limites, géographiques ou non, qui se déplacent ; les frontières, qui vacillent et se reconfigurent les unes après les autres; les totalitarismes, qui se défont et se recomposent; le nomadisme et le métissage, qui deviennent la règle du présent; les exclusions, qui se déplacent; tout cela manifeste, en art et ailleurs, la fin du règne du «ou», et l’avènement d’une époque nouvelle: celle de la flexibilité, celle du «et».

On assume l’unité des contraires, on proclame la faillite des anciennes oppositions et exclusions. Il n’est plus inconcevable d’être ouvertement bisexuel (hétéro et homo), ou transsexuel (entre homme et femme). On peut désormais produire des œuvres qui relèvent simultanément de la peinture, de la sculpture, de la photographie. Les artistes sont devenus des plasticiens, c’est-à-dire libres d’opter pour une combinatoire sans limites des pratiques et des matériaux.

Autant la photographie a été l’image emblématique de la modernité, autant ce sont aujourd’hui internet et les appareils numériques interconnectés en réseaux qui inscrivent la flexibilité dans nos façons de voir, de faire, de communiquer, de travailler, de penser.

L’internet et la multitude des appareils nomades, qui peuplent désormais notre quotidien, diffusent des informations autant qu’ils nous font faire l’expérience concrète de nouveaux rapports au temps et à l’espace, de nouvelles formes d’ubiquité, d’intensification des contacts et d’accélération des échanges.

Les appareils contemporains de communication inscrivent donc de la flexibilité dans les rigidités antérieures, en particulier dans la séparation stricte entre la vie publique et la vie privée. En déjouant les distances temporelles et spatiales, ils tendent à instaurer dans la vie et le travail le règne de l’instantanéité et de l’urgence.

L’homme connecté d’aujourd’hui est en permanence accessible, derrière le mince rempart de son logiciel de messagerie ou du répondeur de son mobile. Quand, par exemple, comme l’usage en devient courant, il téléphone dans la rue, il est là par le corps, et hors-là par l’esprit : il se situe en fait dans un lieu inassignable entre celui, virtuel, où il se projette, et celui, actuel, où il évolue ici et maintenant. Nous sommes ainsi toujours, et de plus en plus fréquemment et intensément, à la fois là et hors-là, ici et ailleurs, dans une ubiquité permanente mélangeant de façons multiples et complexes les esprits et les corps.
Au tournant du IIIe millénaire, l’homme a acquis, en quelques brèves années par l’entremise des appareils et réseaux de communication, la faculté inouï;e de se virtualiser, d’osciller avec souplesse, et sans cesse, entre l’ici et l’ailleurs.

Cette flexibilité, qui est en permanence sollicitée et réactivée par les appareils, et par le fonctionnement de l’économie de marché mondialisée, tend à devenir le principe régulateur de la vie contemporaine. Celle des hommes comme celle des images. C’est en effet à cause de son manque de flexibilité, ou d’un certain type de flexibilité, que la photographie argentique a été supplantée de façon fulgurante par la «photographie numérique».

Dans le monde numérique, les images, qui se sont affranchies de la matière au profit des séries de nombres et d’algorithmes, sont infiniment calculables, en variation continue. De l’argentique au numérique, on passe du régime du moule au régime de la modulation.
La photographie argentique produit des images par moulage selon un système chose-négatif-positif dans lequel chaque élément est fixé aux éléments connexes par une contiguï;té physique et une liaison matérielle. Dans la photographie numérique, ce système est rompu, la fixité fait place à la variation continue. Au moule succède la modulation : «Mouler est moduler de manière définitive, moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable», précise Gilbert Simondon.

C’est sur le caractère «définitif» de l’image-moule que reposait le régime de vérité de la photographie argentique ; c’est à cause de son caractère «perpétuellement variable», infiniment flexible, que l’image numérique est en proie au soupçon. La première était extrêmement rigide, les trucages et retouches toujours longs, difficiles et nécessairement limités ; la seconde est toujours-déjà retouchée, les appareils numériques étant d’ailleurs vendus avec des logiciels de traitement d’images, c’est-à-dire de retouche. En photographie, de l’argentique au numérique, l’ère de soupçon succède à une longue période de croyance en la vérité des images.

La vérité, elle aussi, est devenue flexible…

André Rouillé.

Lire :
— Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, coll. Krisis, Million, Paris, 2005.
— André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, coll. Folio/Essai, Gallimard, Paris. 2005.

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