ÉDITOS

L’artiste et l’entrepreneur: faux amis

10 Avr - 10 Avr 2009
PAndré Rouillé

En novembre 2005, bien avant que n’éclate la crise, et que les grands de ce monde ne proposent, mi-sincèrement, mi-tactiquement, de «refonder le capitalisme», s’est tenu à l’université de Nice-Sophia Antipolis, sous la direction de Norbert Hillaire, un colloque sur le thème «Arts, entreprises et technologies». Il en est récemment sorti une importante publication : L’Artiste et l’Entrepreneur.
Le but était d’examiner les rapports qui se nouent aujourd’hui entre l’art et l’entreprise, les artistes et les entrepreneurs, de façon évidemment plus nuancée que la trop galvaudée notion de «mécénat» héritée d’une longue l’histoire depuis la Renaissance, et récemment réactualisée sous l’impulsion du précédent ministère de la Culture.

Après l’effondrement des académies et l’affaiblissement des liens de vassalité et de sujétion qui unissaient les peintres aux différents pouvoirs, l’art et les artistes ont conquis une certaine (et nécessairement problématique) autonomie. Ce passage du «régime représentatif» au «régime esthétique» de l’art (Jacques Rancière), qui s’est opéré au cours du XIXe siècle pour conduire à la modernité et à l’avènement des avant-gardes, s’est  accompagné d’une prise de distance critique, souvent virulente, voire d’un mépris affiché par les artistes à l’encontre de la vie bourgeoise et des différents pouvoirs, notamment économiques.

C’est donc dans l’épaisseur de rapports désormais complexes et contrastés qu’il convient, en ce début de XXIe siècle, de considérer les relations entre l’art et l’entreprise. D’autant plus que le capitalisme a pris une nouvelle dimension en se mondialisant plus encore, en se dématérialisant, en se financiarisant, en se «libéralisant», en se dérégulant, et… en achoppant aujourd’hui sur l’une de ses plus graves crises.

Mais là réside précisément un paradoxe apparemment ignoré des débats. Après une longue période où les artistes d’avant-garde ont tourné leurs regards vers le peuple, les travailleurs et les luttes sociales ; et où la création et la pensée ont évolué dans le sillage des résistances aux pouvoirs, en particulier au pouvoir économique des «patrons»; pourquoi, aujourd’hui, un certain courant de création, de pensée et de réflexion se tourne-t-il dans une direction opposée, vers l’entreprise et les entrepreneurs ?
Pourquoi l’entreprise du capitalisme libéral devient-elle, en son pire moment, un pôle d’attraction, un objet d’intérêt, une cible de regards, voire un modèle et un possible partenaire en création, et même un matériau artistique?

Les réponses font à ce propos elles aussi défaut, et cela en raison de la posture adoptée. Dans une longue introduction, Norbert Hillaire décline à l’envi le postulat (l’idéologie) de l’entrepreneur-créateur, affirmant qu’«un même principe d’utilité — sous les auspices du besoin d’innovation et de la nécessaire créativité qu’imposent un monde de plus en plus concurrentiel — réunit aujourd’hui l’artiste et l’entrepreneur au service supposé de la cité».  Avant de préciser que l’artiste et l’entrepreneur, «l’un et l’autre, dans le contexte d’une affirmation des valeurs du marché et du libéralisme comme valeurs dominantes, se veulent des porteurs de sens et d’avenir, de projets».

Cet éloge de l’entrepreneur-créateur sonne curieusement au moment où la crise systémique du marché et du libéralisme jette un éclairage cru sur les pratiques en vigueur dans le monde de l’entreprise, jusqu’à l’indécence quand des actionnaires et les managers se partagent de juteux dividendes et indemnités, tout en licenciant massivement et en recevant des subsides publics… Sans compter la très pertinente formulation de la mission de l’entreprise TF1 par son ancien PDG Patrick Le Lay, qui est de vendre aux annonceurs du «temps de cerveau humain disponible».
Aussi, unir l’artiste et l’entrepreneur dans un même mission de porteurs de sens, d’avenir et de projet, ne revient-il pas à refuser de voir la réalité de l’entreprise, et à impliquer l’art dans un alliage contre nature?

En fait, le colloque semble s’être implicitement placé dans le sillage théorique de sociologues comme Luc Boltanski (Le Nouvel Esprit du capitalisme) et Pierre-Michel Menger (Portrait de l’artiste en travailleur) qui ont tenté de rapprocher, à l’étape présente du capitalisme, la situation des producteurs-créateurs de celle des artistes.

La production industrielle de masse est en effet aujourd’hui en train de reculer devant une économie de produits individualisés adaptés à des attentes volatiles. Ce qui exige une intelligence collective de cerveaux connectés en réseau à l’échelle planétaire, et de faire du capital humain la matière première de la valeur.
La «coopération entre les cerveaux» vient ainsi (progressivement et inégalement) remplacer la force de travail.
L’imagination, la fantaisie, l’originalité, et toutes les postures de la création et de l’innovation, tendent à se substituer aux structures rigides et disciplinaires de l’époque industrielle. Les verticalités, les disjonctions, les hiérarchies d’hier sont aujourd’hui appelées à se dissoudre dans des transversalités, des coopérations et des connexions infinies.
Sous le nouveau régime du capitalisme, la créativité déborde l’organisation du travail industriel et les murs de l’entreprise pour impliquer tout le temps et l’espace de chacun, autant que ses connaissances, ses aptitudes, sa culture, ses savoir-faire, sa sensibilité, ses affects. Bref, toute sa vie.

On comprend que de telles évolutions des modes de production de la valeur, d’organisation du travail et de fonctionnement des entreprises puissent susciter la métaphore artistique, d’autant plus qu’il est incontestable que la création n’est pas l’apanage des artistes. L’entrepreneur, lui aussi, crée.

Mais ce qui frappe de stérilité cet alliage impossible entre l’art et l’entreprise, c’est la confusion opérée entre la créativité dans l’art et la créativité dans l’entreprise. Oui, l’artiste et l’entrepreneur créent — même si tous les artistes et tous les entrepreneurs ne créent pas. Mais s’ils créent, ils ne créent pas les mêmes choses. Et surtout, l’hétérogénéité de ce qu’ils créent chacun de leur côté rend impossible tout alliage fécond, c’est-à-dire «porteur de sens, d’avenir, de projet».

Par delà toute autre considération, et quels que soient les actions et les engagements (souvent réels) des entreprises en faveur de l’art et de la culture, ou de toute autre cause, la raison d’être de l’entreprise est de créer de la valeur marchande et du profit.
Quand l’artiste est créatif, quand il ne s’est pas transformé en manager d’une fabrique d’art, comme on en a beaucoup vu dans la dernière période, créer consiste pour lui à inventer les matériaux, les protocoles, les lieux, les modes de circulation, les régimes de visibilité, susceptibles de capter les forces encore invues et inouïes du monde et de ses devenirs. Créer consiste donc, pour l’artiste, à inventer les moyens de faire advenir esthétiquement de la vérité.

Tandis que créer, pour l’entrepreneur, c’est varier, adapter, concevoir les moyens toujours différents d’arriver à un même but: le profit. Créer, pour l’artiste, consiste au contraire à partir à la quête de quelque chose qu’il ignore, mais auquel il doit pourtant donner forme sensible.

On nous dit que l’un et l’autre peuvent être amis en création, et porter de semblables desseins. Mais la création est chez l’un et l’autre de nature si différente qu’ils ne seront certainement jamais que de faux amis…

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.

Lire
— Norbert Hillaire (dir.), L’Artiste et l’Entrepreneur, Cité du design éditions, Saint-Étienne, 2008.
— Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
— Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris, 2002.
— André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, Paris, 2003

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