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L’art contemporain : actuel et inactuel

PAndré Rouillé

L’art contemporain est forcément actuel. Mais c’est d’être inactuel qu’il est véritablement contemporain.
Forcément actuel : l’art est de son temps, de son époque, de son environnement social et économique. Il a ses acteurs, ses lois, son économie, ses productions, ses rituels. A cet égard, le monde de l’art n’échappe pas aux grandes lois et orientations qui gouvernent l’ensemble des activités sociales. C’est un secteur comme les autres, et même parfois moins dynamique que beaucoup d’autres.

Parce que le monde de l’art ne s’est pas encore totalement affranchi de cette sorte d’«économique à l’envers» qu’a bien décrite Pierre Bourdieu ; parce qu’il est composé d’unités économiquement assez modestes (les galeries) et résolument locales, mais qui sont confrontées à l’impérieuse nécessité d’être globales, à la fois ancrées dans l’ici et emportées dans le flux planétaire du marché international : les désormais incontournables foires d’art contemporain.

L’art contemporain est forcément actuel en ce qu’il est «dramatiquement lié à l’économie de marché», en ce qu’il «va naturellement sur les murs des bourgeois», comme le déclare Bertrand Lavier qui ajoute : «On ne peut plus faire une expo importante sans aller demander l’aumône auprès des grands groupes. On ne parlait pas d’argent il y a dix ou quinze ans. Aujourd’hui, les artistes sont comme des pilotes de F1 à aller chercher des sponsors» (Libération, 25 juil. 2004).

L’art est de ce monde-ci, et les artistes n’échappent pas aux contingences et aux pesanteurs de l’actuel. Mais c’est dans l’inactuel qu’ils font œuvre. Dans leur capacité à dépasser le présent, à se détacher du vécu.
L’art est à la fois ancré dans le vécu et détaché du vécu. Ce n’est qu’à partir d’un processus d’abstraction-détachement du vécu que l’art peut être art et contemporain.
Et ce processus d’abstraction-détachement par lequel l’œuvre se nourrit du vécu et le dépasse nécessairement, par lequel elle ouvre des horizons de sens et des perspectives temporelles bien au-delà de l’ici de sa production concrète, ce processus, donc, s’inscrit dans un travail avec le matériau — les mots, les sons, les pigments picturaux, les émulsions photographiques, etc. —, selon des méthodes et des manières propres à chaque artiste et à chaque œuvre. «Je renouvelle la peinture en tube, avec des tubes de néon» affirme par exemple Bertrand Lavier (Libération, 25 juil. 2004).

«Fendre, ouvrir les mots, les phrases ou les propositions pour en extraire les énoncés » (Gilles Deleuze). Tordre le matériau pictural, photographique, musical : le triturer pour en briser les rigidités, les pesanteurs, les nœuds afin de faire advenir des formes nouvelles, c’est-à-dire des manières de voir différemment les choses, d’en produire des visibilités, ces «évidences» propres à chaque époque : telle est la mission d’un art contemporain.

Aussi, l’œuvre la plus réaliste, réputée la plus ressemblante, est-elle le produit d’un travail avec le matériau. C’est une invention de formes, une énonciation plutôt qu’un reflet d’état de choses.
Sa force de vérité, l’œuvre la puise dans ce travail d’énonciation avec le matériau qui fait advenir des sens et des regards inouï;s. Nécessairement inactuels.

André Rouillé.

Une série de tables rondes organisées par paris-art est programmée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (les premiers mardis de chaque mois à partir du 5 octobre).

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Gregory Forstner, Le Fumeur, 2004. Huile sur toile. 180 x 160 cm. Courtesy galerie Jocelyn Wolff.

L’interview de Bertrand Lavier par Henri-François Debailleux et Elisabeth Lebovici est parue dans Libération le 25 juillet 2004. Elle est disponible sur paris-art.com, grâce à l’aimable autorisation de Libération.
L’interview

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