ÉDITOS

La grande braderie de la culture

PAndré Rouillé

La campagne présidentielle serait, dit-on, morne et ennuyeuse. Or, la culture, l’art et la création, souvent marginalisés, ont été abordés sous différents angles à la mesure de leur importance croissante dans les sociétés occidentales contemporaines, et de leur capacité à en exprimer les grandes forces et évolutions. Mais cette attention s’impose aussi aux candidats et à leurs équipes en raison du bilan catastrophique des cinq dernières années. Et de l’impérieuse nécessité d’en sortir…

Durant cette période, la culture, l’art et la création ont, en France, été très malmenés, meurtris de mille plaies ouvertes. Bien au-delà des restrictions budgétaires et de la baisse drastique des engagements de l’État ; bien au-delà des projets abandonnés, des actions sacrifiées, et des lieux contraints de fermer; bien au-delà des restructurations inopportunes et des réductions d’effectifs au ministère; bien au-delà, aussi, du démantèlement imbécile du réseau culturel français à l’étranger, à contre courant de la mondialisation, et à l’inverse de toutes les grandes nations ; bien au-delà, encore, de la fiscalité assassine récemment imposée au livre au risque de fragiliser les librairies et la lecture…
Tout cela, et beaucoup d’autres choses encore, entrepris au prétexte de la crise et desdites «économies nécessaires au redressement du pays», mais en réalité à partir de cette ravageuse conception, platement comptable, selon laquelle la culture, l’art et la création sont avant tout des dépenses, des charges, des coûts à réduire, et non pas ce qu’ils sont en réalité: un immense vecteur de civilisation, un héritage vivant, et un levier incomparable pour l’avenir.

Le sinistre sort qui allait frapper la culture, l’art et la création s’est annoncé dès les premiers jours du quinquennat. Le parler relâché et souvent fautif du chef de l’Etat a nettement indiqué que la culture était passée au rayon des accessoires. Le pays qui, fort de son héritage culturel et artistique séculaire, avait défendu face au monde l’«exception culturelle française», était sans vergogne en train de lui tourner le dos.

Avant de voir et de subir la grave fracture culturelle qui n’a cessé de se creuser, on l’a d’abord entendue par la bouche du Président: dans son lexique, sa syntaxe et même son élocution, dans son déficit de logique discursive, et dans la minceur éthique de son discours à la fois hypertrophié et dévalué par un flux ininterrompu de paroles extravagantes jamais tenues.

A l’inverse de cette inconstance et cette inconsistance discursives, d’autres discours, dûment construits ceux-là, ont tout au long de la période joué le rôle politique majeur d’attiser les divisions culturelles, de fragiliser la cohésion nationale, et de ternir la pensée, les valeurs et la culture françaises dans le monde.
On se souvient du sinistre discours de Dakar (26 juil. 2007), défendant le rôle positif de la colonisation, et proclamant que le «drame de l’Afrique» vient du fait que «l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire». Le rapporteur à l’ONU sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qualifia justement ces propos de plates déclinaisons d’un «stéréotype fondateur des discours racistes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles».

Dès les premiers mois de la présidence, après la création d’un «Ministère de l’immigration et de l’identité nationale» et le discours de Dakar, la France faisait ainsi une entrée tonitruante dans la culture honteuse du racisme, de la discrimination, de la xénophobie et de l’intolérance. Sans jamais chercher à en sortir. Bien au contraire, comme l’ont ensuite confirmé le discours de Grenoble, le pitoyable «débat national» sur l’«Identité nationale», les continuels dérapages verbaux de ministres ou d’élus de la majorité, et le climat délétère de xénophobie et d’intolérance ordinaires qui divise, avilit les individus, abaisse la pensée, et détourne des vrais problèmes comme en témoigne encore la récente polémique sur la viande halal…

Dépréciés dans la parole même du pouvoir, contaminés par une sorte de naturalisation du racisme et de la xénophobie, la culture, l’art et la création ont été également affectés par une force aussi puissante qu’hétéronome: la marchandisation.
En août 2007, la ministre de la Culture Christine Albanel recevait la mission d’engager une «politique culturelle nouvelle, audacieuse, soucieuse de favoriser l’égalité des chances, d’assurer aux artistes une juste rémunération de leur travail, de développer la création et nos industries culturelles, de s’adresser à tous les publics». Etant en outre précisé que l’objectif prioritaire de «démocratisation culturelle» supposait d’inverser les choix antérieurs en privilégiant désormais la «demande» du public plutôt que l’«offre» de création.
Si la politique culturelle a bien été nouvelle, elle n’a été ni audacieuse, ni égalitaire, ni favorable à la création, ni financièrement bénéfique aux artistes, ni ouverte à tous les publics. Bien au contraire, elle a régressé dans tous ces aspects, en particulier à l’école qui était pourtant désignée comme le lieu par excellence de ladite «démocratisation».

Ce sont, sans surprise, «nos industries culturelles» qui ont été les seuls vrais bénéficiaires de cette politique d’inspiration directement libérale selon laquelle la «demande» prévaut sur l’«offre», la vente et la diffusion sur la création, le client sur l’usager ou l’amateur, et les publics-clients eux-mêmes sur les créateurs.
La rupture tant invoquée a bien eu lieu, jusque dans le sens même du mot «démocratisation» qui ne désigne plus actuellement l’idéal cher à Jean Vilar d’inventer une «culture pour tous» (tous les citoyens unis et égaux), mais une petite addition privée de produits culturels individuellement acquis que le ministre Frédéric Mitterrand a vainement tenté de défendre sous le très signifiant label de «culture pour chacun». L’individu au lieu du citoyen, une addition d’unités au lieu d’une multitude, une juxtaposition de «chacuns» isolés dans leurs singularités au lieu d’un dialogue au sein d’une communauté : un régime de privilèges et de distinctions substitué à l’idéal d’une communauté de citoyens libres et égaux. Deux conceptions antinomiques de la culture et de la société.

Comment, dans ces conditions, s’étonner que la culture, l’art et la création aient succombé aux assauts de la finance et de la spéculation ; que la valeur des œuvres dépende de leur cote sur le marché de l’art plus que de leur qualité esthétique ; que les foires et les salles de vente prolifèrent comme jamais en France; et que les musées publics se transforment en entreprises, soumettant les valeurs de la culture, de l’art et de la création aux lois hétéronomes du profit et de la concurrence dans le sillage de Maurice Lévy — patron de l’agence de publicité Publicis et ex-président du Palais de Tokyo —, qui préconisait dans un rapport ministériel que la «France» devienne la «Marque France», que la nation soit convertie en marchandise, et que le patrimoine culturel et artistique inaliénable, tombe lui aussi sous le régime absolu de l’échange marchand et de la rentabilisation (Maurice Lévy, Jean-Pierre Jouyet, L’Économie de l’immatériel. La croissance de demain, nov. 2006).

Cette logique marchande a pénétré au plus profond de la culture, de l’art et de la création jusqu’à en bouleverser les valeurs, les pratiques, les formes, les régimes signifiants, ainsi que les regards et les approches portés sur les œuvres. Tout cela pour le plus grand profit de «nos industries culturelles», notamment musicales et cinématographiques. Lesquelles, faute de clairvoyance de leurs dirigeants, se trouvaient fort dépourvues devant l’essor vertigineux d’internet, et cette «scandaleuse» pratique de la gratuité et des téléchargements échappant aux règles marchandes.

Alors nos ministres et leurs services avertis par «nos industries culturelles» s’empressèrent de bidouiller docilement une loi, non sans avoir sollicité moult experts, souvent moins compétents qu’idéologues. Tel Denis Olivennes, ancien responsable de la Fnac, dont le rapport inspira la loi Hadopi de contrôle et de répression des téléchargements «illégaux».

Face aux controverses et résistances suscitées par cette loi, il publia un petit livre dont le titre, La Gratuité c’est vol, reprend en miroir le titre du célèbre ouvrage de Proudhon, La Propriété c’est le vol. Cette action gratuite d’appropriation, d’inversion et de détournement du titre et de l’esprit de l’œuvre de Proudhon, c’est-à-dire de pillage, de vol et de violation de ses droits moraux, exprime le sens, le climat et l’éthique de la «rupture» annoncée qui devait ouvrir une voie nouvelle et audacieuse pour la culture, l’art et la création, mais qui s’est vite avérée n’être qu’une pitoyable braderie…

André Rouillé.

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