ÉDITOS

Jeu de Paume: terreur dans la culture

PAndré Rouillé

L’exposition «Phantom Home» de l’artiste palestinienne Ahlam Shibli, au Jeu de Paume à Paris, donne lieu à de vives réactions de la part de certains secteurs de la communauté juive, en particulier du Crif qui dénonce une «apologie du terrorisme». Après des protestations officielles adressées à la directrice du musée et à la ministre de la Culture, une véritable offensive s’est enclenchée: clameurs dans les réseaux sociaux, appel à manifester devant le musée, déferlement d’e-mails et d’appels téléphoniques insultants. Et maintenant: alerte à la bombe, et menaces de mort. Halte à la terreur contre la culture!

L’exposition «Phantom Home» de l’artiste palestinienne Ahlam Shibli, qui vient d’ouvrir au musée du Jeu de Paume à Paris, donne lieu à de vives réactions de la part de certains secteurs de la communauté juive, en particulier du Crif (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) qui dénonce une «apologie du terrorisme». Lettre ouverte à la directrice du Jeu de Paume, ainsi qu’à la ministre de la Culture; prises de positions enflammées traduites en plusieurs langues afin d’alerter la presse internationale; clameurs dans les blogs et les réseaux sociaux; et bien sûr appel à une manifestation devant le musée, etc.

Mais plus grave encore: le Jeu de Paume a été victime d’une alerte à la bombe, l’équipe est assaillie de milliers d’e-mails et d’appels téléphoniques insultants. Quant à la directrice, elle a reçu des menaces de mort par e-mail et par téléphone. Ceci est très grave. Inadmissible. Les contempteurs les plus officiels, et au plus haut niveau, de l’exposition seraient bien inspirés de condamner cette terreur contre la culture. En France comme ailleurs, la culture est et doit rester un espace de liberté sans entraves: liberté de critiquer, de débattre, de créer, de penser. Mais dans le respect absolu de l’autre. La culture et la pensée sont les premières victimes de la terreur.

Dans l’outrance les propos s’égarent: il n’est pas question de l’œuvre, de ses problématiques, de ses orientations esthétiques, ou de son régime de sens. Ni l’art, ni bien sûr le débat, et moins encore le dialogue et la démocratie, n’ont ici leur place.
La complexité, la subtilité, la sensibilité, et la haute intelligence esthétique des œuvres ne sont pas prises en compte; ni le fait que l’œuvre d’Ahlam Shibli est irréductible à un plat document, étrangère à toute démarche univoque de propagande partisane; ni cette évidence qu’elle ne se limite pas à la Palestine et aux Palestiniens.
Dans la présente exposition figurent en effet des séries sur l’exil forcé des LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres) originaires de pays orientaux, et sur des orphelinats d’enfants polonais. Quant à la série «Trauma», qui se situe à Tulle, en Corrèze, elle montre comment des hommes touchés par le massacre perpétré dans la ville par les nazis en juin 1944, ont par la suite eux-mêmes pris part aux guerres coloniales françaises.

En fait, la querelle qui est faite au musée du Jeu de Paume, à sa directrice et à l’artiste Ahlam Shibli, concerne principalement la série «Death» (Palestine 2011-2012) qui s’inscrit dans le cadre de la résistance que la population palestinienne oppose au pouvoir israélien dans les territoires occupés. Après la deuxième Intifada, qui débute en 2000, et suite à l’opération israélienne «Plomb durci» en décembre 2008, qui a fait plus d’un millier de morts palestiniennes à Gaza, une nouvelle phase dans la lutte s’est engagée: «La résistance va se poursuivre par des opérations suicides», a déclaré alors un responsable du Hamas en exil.
Dès lors, le combat ne se mènera plus seulement avec des armes traditionnelles, mais au moyen de «bombes humaines»: des femmes et des hommes bardés d’explosifs qui se feront délibérément exploser dans des lieux fréquentés de villes israéliennes afin de tuer le plus possible de civils…

Ces «opérations suicides» atteignent à l’horreur absolue. Du côté israélien, elles ciblent des civils sans défense, et créent un climat de terreur permanente. Du côté palestinien aussi, elles installent dans la société ce funeste paradoxe que, pour des jeunes notamment, la mort est devenue le seul avenir, la seule raison de vivre…

Il n’est pas ici question de prendre parti, ni d’énumérer les torts et responsabilités, ni de comparer les degrés de souffrance. Dans la situation paroxysmique qui prévaut dans la région, les actes inadmissibles, tels que ceux de cibler et de tuer délibérément et lâchement des civils israéliens, répondent aux conditions intolérables auxquelles est soumis le peuple palestinien.
Quand l’inadmissible et l’intolérable s’enchainent inéluctablement en dépit des condamnations les plus nettes réitérées de toutes parts, y compris des plus hautes autorités internationales, quand la violence défie la raison et fait vaciller le sens, l’art peut (peut-être) ouvrir des brèches, tracer des perspectives sensibles.

On connaît à cet égard l’émouvante vidéo-performance Barbed Hula que l’artiste israélienne Sigalit Landau a réalisée en 2001. Nue sur une plage au sud de Tel Aviv à quelques encablures de Gaza, elle fait du hula hoop, le dos face à la mer. Non pas avec un hula hoop ordinaire, en plastique, mais en fil de fer barbelé dont les pics la blessent en passant et repassant sur sa taille nue. Par cette œuvre, Sigalit Landau fait éprouver combien la frontière que se disputent sans merci les peuples d’Israël et de Palestine est inscrite comme une ligne de douleur et de sang au plus profond de chaque femme et de chaque homme; et combien les combats de ces deux peuples pour leur existence, leurs frontières, leur terre, résonnent dans les esprits et meurtrissent les corps. Le fil barbelé, mobilisé en tant que matériau esthétique, fait signe vers la frontière, les check-points, les dispositifs de contrôle militaires.

La série «Death» (Palestine 2011-2012) d’Ahlam Shibli révèle avec une semblable intensité cette réalité tragique et difficilement concevable d’un peuple dont les enfants n’ont plus d’autres ambitions, espoirs, et même désirs, que ceux de mourir en se transformant en bombes humaines. Evidemment et principalement à cause de l’hégémonie du pouvoir israélien qui enferme, contrôle et circonscrit avec une redoutable efficacité et une inexorable détermination la vie et l’avenir des Palestiniens; mais aussi en raison d’un pouvoir politique qui, en Palestine, a fait le choix inouï de transformer la jeunesse de son pays en bombe vivante, et d’en construire et entretenir socialement la possibilité.

C’est à cette intersection tragique que se situe le travail d’Ahlam Shibli qui, loin de faire l’«apologie du terrorisme», s’emploie à capter, au plus près des individus, des corps et de la vie, les mécanismes de la domination. Cette démarche palestinienne résonne de fait avec des œuvres d’artistes israéliens telles que la performance Barbed Hula de Sigalit Landau, et avec des analyses telles que celles de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau selon lequel «les aliénations, le racisme ontologique, les négations de l’humain infectent à la fois la victimes et le vainqueur» (Ecrire en pays dominé, p.30).

Ahlam Shibli met en évidence, en direction des Palestiniens eux-mêmes, cette terrible réalité que la loi du dominateur s’impose au dominé jusque dans sa façon de résister. Et, peut-être à l’adresse des Israéliens, ce non moins terrible phénomène que les dominés devenus dominateurs adoptent souvent les mêmes méthodes que celles dont ils ont été les victimes (tel que cela apparaît dans la série «Trauma»).

La série «Death» est évidemment politique, et le point de vue effectivement palestinien. Sur les clichés, pris dans l’enclave de Naplouse, figurent en effet de nombreuses «représentations» — affiches, tableaux, photos, posters et objets, mais aussi tombes — de jeunes hommes (et de quelques femmes) emprisonnés et surtout morts au combat contre Israël: ces «martyrs» palestiniens que le lexique israélien qualifie de «terroristes», et auxquels la société voue un véritable culte.

Entre ces vocables «martyr» et «terroriste» — qui ailleurs, notamment en France durant la Seconde Guerre mondiale, se déclinent en «résistant» et «terroriste» —, s’expriment des rapports politiques de pouvoir entre dominés et dominants. Construite par les dominants, la figure générique du «terroriste» — illégitime, impersonnelle et sans visage — est celle du dominé qui résiste au pouvoir dominant.
La dimension politique de la série «Death» ne relève nullement de la propagande, ni surtout d’une quelconque «apologie du terrorisme», ou de la moindre caution apportée aux méthodes employées par les «martyrs» pour résister. Sa dimension politique consiste à rendre visible et concret ce que le pouvoir s’évertue à rendre invisible, à nier, à déconsidérer et à travestir par l’image et les mots.
C’est dans sa lutte pour la visibilité qu’elle oppose au pouvoir dominant, donc doté d’une capacité à contrôler le voir et le dire, que l’œuvre de Ahlam Shibli est politique.

En cela un musée n’a pas à prendre parti. Si l’«art est autonomie et fait social» (Theodor Adorno), la mission du musée se limite à sa partie «autonome». En l’espèce, le Jeu de Paume, n’ayant pas dérogé à ce principe, est pleinement libre d’accueillir des œuvres d’orientations différentes. Reste à chacun de le reconnaître, et de s’en féliciter.

André Rouillé.

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