DANSE | INTERVIEW

Interview de Nans Martin

D'oeil et d'oubli est la troisième pièce du chorégraphe Nans Martin, écrite en collaboration avec six danseurs et danseuses, et dans laquelle il danse. Leur évolution consiste notamment à activer les volumes et les niveaux d'une grande forme conçue par Nans Martin et le plasticien scénographe Matthieu Stefani. Gérard Mayen s'entretient avec Nans Martin des enjeux D'oeil et d'oubli.

Gérard Mayen : Au moment de désigner l’enjeu de votre pièce D’oeil et d’oubli, vous évoquez votre intention de « rendre vivant cet endroit rendu lourd par l’absence ». On peut ressentir comme paradoxal le rapprochement entre les notions d’absence d’une part, de lourdeur d’autre part…

Nans Martin : D’oeil et d’oubli ne raconte pas une histoire. Mais ce projet a trouvé son origine dans la façon dont j’ai été affecté par la disparition d’une personne très proche. Dans ce moment difficile, j’ai puisé ma force dans l’observation des autres en train de faire face, réagissant chacun à sa façon. C’est dans la force des autres entourant cette personne disparue, que réside une source inépuisable d’énergie, qui va permettre de se relier, au-delà de l’épreuve, vers un temps ultérieur ; un temps qui continue de s’écouler.

Il y a là une nouvelle organisation à trouver, un équilibre à réinventer, une expérience à transformer, à partir de l’absence même. Il fallait trouver des outils chorégraphiques qui permettent de déployer ce qu’un groupe peut faire, qu’un individu seul ne peut pas faire. Cela peut commencer par le fait de se donner la main et de fonctionner à travers un don de soi. Dans le groupe relié par les mains, il suffit qu’un seul tombe pour que le groupe s’effondre.

C’est aussi en fonction de cela que le chant choral trouve sa pertinence ?

Nans Martin : Dans le domaine du chant, le fonctionnement de groupe induit la polyphonie. Notre chant au prologue relève d’un choix thématique, qui touche à la teinte originelle de la pièce, puisqu’il s’agit de l’Andante con moto du quatuor de La jeune fille et la mort, de Franz Schubert. Il s’y manifeste une beauté vibratoire, au-delà de toute lourdeur. N’oublions pas qu’aucun de nous sur le plateau n’est chanteur. Il s’agit d’abord d’un murmure ; d’une entrée en vibration. En épilogue, un psaume du XVIe siècle, sonnant et brillant, nous permet de conclure dans l’élévation, et l’ouverture.

Votre projet de compagnie expose le principe que vous avez voulu aborder « le corps comme territoire in situ de l’écriture ». Quelle écriture chorégraphique spécifique recouvre pareille option ?

Nans Martin : Cette notion ne s’entend qu’au regard de ce qu’avait été mon parcours antérieur, où je me suis beaucoup consacré au travail en milieu naturel, dans des sites spécifiques. En passant un mois dans un lieu choisi, tout ce qui constituait ce lieu venait nourrir concrètement la création d’une pièce. La question s’est posée, de ce qui pouvait en rester, au moment d’effectuer un retour vers le studio fermé traditionnel. Le pari aura été de tout axer sur le corps ; le corps tel qu’il est fichu, rien d’autre, et voyons ce qui se passe. Comment ça coule dans le corps, comment ça traverse un corps, comment est-ce qu’on se relève.

Il s’est agi d’un filtre de lecture : regarder le corps d’abord sans tenir compte de tout ce qu’il y autour, puis dans le contexte dans lequel il évolue. Comment le corps nous révèle à nous-mêmes et aux autres. Car l’interconnexion demeure. Il n’y a pas que le corps. Des croisements importent, qui peuvent être mes lectures, où le fait de m’attarder sur la Place de la République au printemps 2016. Ce qu’on nomme l’actualité se dispute à l’intimité dans mon travail.

Ces options rendent-elles compte de votre qualité de mouvement, très en rondeur, spiralé, enveloppant et fluant, s’abandonnant volontiers au sol mais dans une dynamique qui en remonte ?

Nans Martin : C’est ce qu’on voit en effet : des formes d’évitement, des façons de s’échapper, mais pour revenir tout de suite. Cela se joue dans le rapport au sol aussi. Toutefois, je ne suis pas à l’origine de chacune des phrases chorégraphiques visibles dans la pièce. Chaque interprète écrit la sienne, certes à partir des outils que j’amène, et dans une compréhension de la gestuelle qui m’intéresse et qui me caractérise : une façon dont la ligne vient se perdre dans le rond, mais pour mieux en sortir, encore affinée.

Tout cela vient de mon observation de la façon dont le corps s’organise, finalement, mais la résolution n’est pas la même pour tous, cela tout simplement parce que nous n’avons pas tous les mêmes corps. Sans doute l’équipe des danseurs a-t-elle tendance à aller dans le sens de mes attentes, qu’ils captent. Mais mon idée de conduite d’un projet chorégraphique est de réunir des personnes différentes, et de faire corps à travers ces différences, en cherchant un lieu commun où se cultive autant la valeur du groupe que celle de chaque individu.

Pour revenir à cette qualité de rondeur du geste, que vous évoquez, il me semble qu’il y a aussi une question de contact simple, entre les danseurs, qui a fini par venir, et qui a sans doute trait à un besoin de rapprochement, de chaleur, de douceur, eu égard au thème originel de la pièce. On pourrait aussi l’aborder comme une question d’espace. Je travaille beaucoup dans le paradoxe. Alors que je pose un espace de jeu très carré, très serré, il va s’agir de le faire respirer, l’ouvrir, éviter qu’il s’aplatisse.

Vous avez donné le nom de « laboratoires animés » à votre compagnie. Qu’est-ce que cela dit de votre méthodologie ?

Nans Martin : J’espère que le segment « animé » renvoie à quelque chose d’agréable, de non figé, où se retrouver. Quant au « laboratoire », il désigne une manière de se rencontrer, d’échanger beaucoup, de s’écouter d’égal à égal, pour expérimenter et s’assurer que chacun trouve sa place dans une justesse des gestes et des propositions. La phase de répétition proprement dite n’arrivera que tard.

Cet échange peut passer aussi par le partage de textes, mais sans qu’il s’agisse d’une injonction dramaturgique. A propos de l’absence, la lecture de la poésie de François Cheng m’a beaucoup animé, je l’ai donnée à partager, mais surtout pas à la façon d’une référence à mettre en oeuvre directement et explicitement. Ces mots nous auront traversés. Pour évoquer mon travail, je souhaite dire que j’aime aussi les belles choses. Je l’assume.

D’oeil et d’oubli est remarquable par l’installation scénographique que vous avez imaginée avec Matthieu Stefani, et qui ne cesse d’évoluer durant tout le spectacle. Une structure aérienne, érigée, finira étalée en plateau. Son traitement évolutif et dynamique peut être perçu comme une métaphore du concept de déconstruction.

Nans Martin : Déconstruction, oui, si on comprend bien que cette notion n’est pas synonyme de défaire ce qui était là, mais bien de réarticuler les éléments constituants de la forme, les tester, les ré-envisager selon une quantité de nouveaux agencements. Au début de nos essais, tout se passait dans l’autre sens : on partait du dispositif horizontal pour finir par échafauder la forme verticale. L’inversion de cette option m’a paru beaucoup plus riche, puisque beaucoup d’autres formes apparaissent alors même que la forme initiale est en train de s’effacer.

C’est en fait un essai de reconstruction qui est à l’oeuvre dans le fait d’arriver à créer un nouveau sol, qui permettra d’y poser un nouveau pas en commun. C’est un horizon dégagé qui s’offre alors, tandis qu’auparavant, le démantèlement de la forme d’origine n’a pas cessé de créer une variété d’autres formes sur lesquelles le regard n’a cessé de venir buter, et qui n’ont cessé de disputer l’espace physique d’évolution des danseurs. On pourrait voir les transformations de cette forme comme une chorégraphie dans la chorégraphie.

J’aime beaucoup l’idée que deux lignes s’écrivent en même temps : la ligne de la chorégraphie proprement dite et la ligne de la scénographie. Jamais leur mise en rapport ne s’envisage comme un rapport hiérarchique, où l’une prévaudrait sur l’autre. Mais si l’une seulement existait, et non les deux, le sens de l’ensemble s’en trouverait totalement transformé. Plus généralement j’aime l’idée qu’une force se traduise en plusieurs routes. Par exemple : la route de chaque individu. Une pièce s’articule, mais toujours faite de multiplicités.

Votre formation a été double, autant en danse classique qu’en danse contemporaine. En reste-t- il quelque chose dans votre approche de la danse ?

Nans Martin : J’ai commencé la danse classique très jeune, et y ai évolué jusque très tard. Il a fallu beaucoup de temps pour que je me rende compte que cette pratique contredisait le corps que j’avais, et que je me décide à assumer tranquillement ce corps là. C’est notamment la rencontre avec Camille Ollagnier qui m’a fait comprendre que je ne suis pas qu’un danseur plat, contraint de me tenir entre deux lignes ; que j’ai de l’épaisseur, de la rondeur, une mobilité multiple, un long cou, de grands bras, de grandes jambes. Ce chorégraphe m’a fait saisir tout ce que je pouvais en faire.

Est-il convenable de vous désigner comme artiste « émergent » ?

Nans Martin : C’est le terme couramment employé dans le milieu professionnel.

Votre projet d’artiste énonce l’intention de questionner le fonctionnement du regard du spectateur. Sur ce plan, vous faites référence à l’art cinématographique…

Nans Martin : Le théâtre nous soumet à une contrainte énorme, qui est celle d’un cadre strictement figé, qui conditionne énormément la perception. Dans le cinéma, ou la photographie, je m’intéresse aux choix de composition qui agencent les différents plans qui composent l’image, et à travers cela produisent du sens, fondent un langage. C’est aussi ce que je recherche en chorégraphie : travailler des parties à plat, d’autres en profondeur, traiter de face, ou creuser le profil, imaginer des renversements des dimensions, ébranler des frontières, glisser du 2D de l’à-plat au 3D du volume, rendre visible des espaces qui n’apparaissent pas de prime abord. Le travail en milieu naturel, propice à une perception très vivante des espaces, continue de m’influencer dans ce sens.

C’est pourquoi j’ai la sensation de surtout travailler l’espace entre, et peu le contact entre les interprètes. Le cinéma se joue dans la dynamique : on pourra y montrer l’arrière sans avoir à faire se lever et déplacer tout un public, mais en faisant circuler la caméra, en modifiant le point de vue. Alors mon approche chorégraphique s’attache beaucoup aux cadrages, à la définition d’espaces centraux, d’espaces périphériques, cherchant à faire respirer le cadre, le resserrer, l’amplifier, rapprocher, éloigner, creuser, aplatir.

Entretien réalisé par Gérard Mayen, le 18 janvier 2017, dans le cadre de l’accompagnement des compagnies du CDC Atelier de Paris – Carolyn Carlson.

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