DANSE | CRITIQUE

Hors-champ

PMarie Juliette Verga
@15 Juin 2013

Avec Hors-champ, Michèle Noiret et Patric Jean enjambent les frontières poreuses qui unissent images filmées et présence effective. La prolifération des images contamine la réalité jusqu'à flouter définitivement la notion d'imaginaire. Ici, les béances du récit sont exhibées, l'intellect se confronte à l'imbrication monstrueuse de l'omniscience, le doute mène à l'hallucination.

Depuis Les Plis de la nuit en 1996, Michèle Noiret tisse danse et cinéma. Le terme de «danse-cinéma» (Gérard Mayen) a été créé à propos de la qualité particulière de ce mélange. Conçue avec le cinéaste Patric Jean —réalisateur de La Domination masculine— Hors-champ illustre à la perfection cette recherche et bouscule les limites entre fiction et réalité. Pas un instant, il ne s’agit de juxtaposer l’image et la danse, mais de mettre en scène une Å“uvre à la croisée des genres, dans laquelle ces deux médiums se fondent. Le mouvement, la durée, l’espace se superposent dans un palimpseste animé qui tient du labyrinthe mental.

Sur le plateau, cinq danseurs —Juan Benitez, Filipe Lourenço, Isael Mata, Marielle Morales, Lise Vachon— filmés par le caméraman Vincent Pinckaers évoluent à l’intérieur d’un décor de Sabine Theunissen: une structure modulable composée d’une habitation principale et de différentes pièces.
Le dispositif bouleverse la temporalité linéaire de la représentation et en déstructure les perspectives spatiales. Sur la ligne de la scène surgissent les «hors-champs» filmés qui ajoutent de l’espace à l’espace déjà fragmenté. Grâce à ce procédé qui mêle images en temps réel, effets de montage et projections d’un inaccessible, Hors-champ s’inscrit dans le sens autant qu’elle s’adresse aux sens. «Ce qui m’inspire au cinéma, c’est la façon dont on travaille le temps, les perspectives, les plans, les angles, la façon dont on va en profondeur, dont on peut reconstruire l’image différemment», dit Michèle Noiret. Voilà pour la forme, passionnante.

Au-delà de ces inventions formelles, nous sommes face à un univers hybride qui emprunte autant au Procès d’Orson Welles qu’à l’intime filmé, sujet médiatique issu des programmes de télé-réalité autant que genre cinématographique, le «journal intime filmé».
Les premières images dévoilent, en noir et blanc, l’enlacement d’un couple, interrompu par une chute et des bruitages d’orage. L’image est diffractée, les couples vus dans l’intérieur froid d’une villa moderne et chic au travers de jalousies. Durant toute la pièce, leurs trajectoires vont s’entrecroiser et s’inscrire dans les hallucinations, les rêves et les souvenirs des uns et des autres.

Deux des personnages semblent être liés dans un passé de persécution, dans un quelconque état dictatorial. Autour de cela, les autres s’enferment, se rencontrent, s’embrassent ou se battent. Il est possible de disparaître dans un placard, de marcher dans un monde parallèle, de se réveiller hors de soi, de voir surgir des soldats dans sa chambre et de les voir partir presque aussi tôt, retirant leurs costumes à la fin de la prise. Sans cesse, nous passons à leur suite de l’autre côté du miroir, nous nous perdons dans les territoires enfouis, nous confrontons la façade à son envers. Comme dans un cauchemar éveillé, l’intimité semble menacée en permanence par des intrusions, physiques ou mentales.

L’idée cinématographique, cette volonté d’inclure l’espace diégétique —l’ensemble des éléments spatiaux mais aussi temporels qui appartiennent à ce qui est filmé— agrandit la boîte noire théâtrale à la taille du monde. Mais cela ne serait rien sans la présence dédoublée des danseurs-comédiens, tous habitués à collaborer aux exigences de Michèle Noiret.

Pour celle qui a travaillé pendant plus de quinze ans avec Karlheinz Stockhausen, la bande-son ne peut être un à-côté. Todor Todoroff mixe sans hésitations une musique de film, qui souligne, surligne, angoisse. La chorégraphe tente de parler du monde à travers les individus qui le composent et de voir ailleurs, là où nous ne sommes pas. Elle lève le voile sur des angoisses mal dissimulées avec ironie et en évitant soigneusement le cynisme.

Malgré la diversité des effets rythmiques —boucles, cuts, retours en arrières, surimpressions, etc.— la lassitude s’installe parfois face au «classicisme contemporain» du geste dansé. Si celui-ci renforce souvent le dispositif, il ressasse tout de même des figures trop usées et n’est pas à la hauteur de l’inventivité de cette langue «danse-cinéma» à géographie variable.

«Il faut de l’intuition et des convictions pour tenter de serrer au plus près les choses impalpables», déclare Michèle Noiret qui ne manque ni de l’une ni des autres et fait danser l’innommé dans la durée circonscrite et l’empreinte éphémère de l’art véritablement vivant

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